Entrer dans ce spectacle est difficile, c’est un peu comme prendre un train en marche mais le regard de Denis Lavant, d’une belle et rare intensité, sait nous saisir et nous transporter dans un lieu insolite, noir et solaire à la fois, un endroit pittoresque où l’on arrive à faire danser les alligators – si, si ! – et sur la flûte de Pan de surcroît.
Quelle performance en effet ! Très vite, on s’abandonne à cette partition jouissive que nous offre le comédien. On est proprement soufflé par son charisme, sa présence, l’authenticité et la précision du jeu qui s’exhibe aussi comme jeu. Son corps fourbu, geignant, gisant sait s’évader de Destouches pour mieux épouser, revigoré et revigorant, la verve de Céline. La poésie de ce corps qui évolue dans un espace aussi épuré que maîtrisé fascine et permet de nous faire entendre une pensée aussi pleine de vie que délétère, en la rendant loufoque et clownesque, en révélant aussi l’amertume, le cynisme et le mépris d’un homme. Il fallait au moins ça pour que l’on reste sous le charme et que l’on ait toujours cette envie de mieux comprendre et appréhender Céline à travers Denis Lavant alors que bien des propos rebutent et font froid dans le dos. Si le passage en revue du monde littéraire sait être délicieusement féroce, il peut également être particulièrement violent quand il dérape sur l’orientation sexuelle et/ou la prétendue confession religieuse des écrivains auscultés.
Je suis bien l’émotion avec les mots, je ne lui laisse pas le temps de s’habiller en phrases… Je la saisis toute crue ou plutôt toute poétique – car le fond de l’homme malgré tout est poésie.
Heureusement, la correspondance qui inspire le texte ici met surtout en lumière l’écrivain, la manière dont il conçoit l’écriture et son écriture, la manière dont cette dernière est entrée dans sa vie, l’a faite et rythmée, la manière dont son style est travaillé et comme pétri dans l’oralité et la musique. La pièce semble d’ailleurs écrite sur du papier à musique, pas seulement du fait des quelques notes jouées au piano de façon très spontanée par Denis Lavant ; il y a aussi une très grande musicalité dans le phrasé et le débit du comédien, dans cette ritournelle toute en variation de ses déplacements et de sa gestuelle.
La vérité ne me suffit plus – Il me faut une transposition de tout – Ce qui ne chante pas n’existe pas pour l’âme – Merde pour la réalité. Je veux mourir en musique pas en prose.
L’adaptation de la correspondance par Émile Brami, la mise en scène d’Ivan Morane, la lumière de Nicolas Simonin, les costumes et décors d’Émilie Jouve et, évidemment, la folle et exubérante prestation de Denis Lavant nous font aimer ce voyage dans la nuit de Céline et, plus largement, ce théâtre qui, essentiel, sans tralala, nous communique le plaisir du jeu et des mots.