Archives mensuelles : septembre 2015

Don Giovanni

dg© C. Leiber – OnP

Ce Don Giovanni déçoit. Le tout manque en effet de souffle, de grandeur, de hauteur de vue malgré la qualité des décors de Christophe Kanter, aussi saisissants par leur gigantisme que raffinés par leurs détails, malgré une belle énergie d’ensemble chez les acteurs qui jouent à l’unisson avec le chef d’orchestre Patrick Lange, malgré des intuitions intéressantes quant à la scénographie. La raison tient essentiellement à ce parti pris initial de laïciser l’intrigue : Michael Haneke nie la part dévolue à Dieu, le remplaçant par un « peuple » vengeur et réactivant ainsi et petitement une lutte des classes peu pertinente dans le monde contemporain où l’action est située, celui d’une entreprise où les nobles de l’opéra ainsi que Leporello représentent les instances dirigeantes et les paysans, le personnel d’entretien. Si la dimension politique est tangible dans le livret de Da Ponte avec ces paysans et, notamment, Masetto et Zerlina, malmenés par Don Giovanni qui joue de sa position sociale plus élevée, la différence de classe ne semble pas devoir motiver pour autant les faits et gestes des personnages. Don Giovanni ne considère pas le statut social de ses victimes dont il ne regarde en effet que le sexe – et encore – pour ses méfaits et son pouvoir de séduction ne réside pas dans son rang qu’il sait mettre en avant par la maîtrise du verbe de l’homme bien né qu’il est ou parfaitement dissimuler derrière la brute sinon la bête sans scrupules qu’il peut être pour satisfaire ses désirs. Quant aux autres personnages, ils ne réclament pas vengeance dans l’intérêt général mais pour leur intérêt particulier. Rien de bien transcendant donc dans cette politisation de l’argument de la pièce qui met en exergue une forme de conjuration basse des égoïsmes ; or sans sublime, difficile de penser le tragique même si l’on peut concevoir qu’il réside chez Haneke dans cette faiblesse humaine.

Le metteur en scène n’épargne en effet aucun des personnages censés porter un idéal ou représenter une garantie morale, à commencer par le commandeur qui, vivant, impressionne plus que mort. Sa « statue » n’a pas la stature ni la solennité espérées ; loin d’être l’artisan du châtiment du libertin, le père de Donna Anna n’en est que le vulgaire instrument – le dénouement final est en effet ravalé au rang d’un simple fait divers qui n’est pas sans rappeler, pour la petite histoire et le piquant et le suspense en moins, le crime de l’Orient-Express dans le roman éponyme d’Agatha Christie. Les femmes victimes de Don Giovanni ne sont pas non plus d’une grande élévation d’âme et tout à fait irréprochables. Donna Anna nous apparaît dans la première scène assez sensible au charme de son agresseur ; Zerlina reste passablement éblouie par le gentilhomme séducteur bien après que ses yeux ont été décillés par Donna Elvira ; celle-ci ne parvient pas, quant à elle, à s’abandonner au pardon préférant à la grâce son coup…. Si l’ambivalence des femmes à l’égard de Don Giovanni montre combien ce dernier, capable de détourner des fiancées le jour même de leur mariage, maîtrise l’art de la séduction et donne de la complexité à la pièce, elle lui enlève dans le même temps cette polarité manichéenne si importante pour comprendre le châtiment et porter le tragique. Don Giovanni en est sans doute rendu moins fascinant également, n’incarnant pas le mal absolu puisque les victimes apparaissent quelque peu consentantes, ni l’esprit fort attendu : il est près de renoncer de lui-même, sans qu’on l’y pousse, à la vie face à la succession de ses déceptions amoureuses. Leporello fait même bien trop jeu égal avec lui, pouvant passer pour lui en changeant simplement de cravate…

Les aspects comiques de la pièce fonctionnent heureusement davantage même s’ils restent bien trop timides et feutrés pour faire contraste avec les moments censés être plus dramatiques. Le drame se joue d’ailleurs souvent plus dans le travail sur la lumière remarquable d’André Diot et sur l’occupation de l’espace, par le ballet des corps notamment, que dans le jeu ou le chant des comédiens auxquels on peut reprocher un manque de nuance. On distinguera cependant, parmi les femmes, Nadine Sierra (Zerlina) pour sa générosité pleine de malice et,  parmi les hommes, Matthew Polenzani pour sa délicatesse.

La vision toute personnelle et pour le moins originale de Michael Haneke donne matière à réfléchir et à s’interroger sur le sens de cet opéra de Mozart et plus largement sur le mythe de Don Juan mais ne nous livre pas, et c’est bien dommage, un Don Giovanni bien exaltant.

Le spectacle se joue à l’Opéra Bastille du 12 septembre au 18 octobre 2015.