© Cécile Zanibelli
Pauline Bureau, auteure et metteure en scène de Dormir cent ans, ne reprend pas seulement le conte de « La Belle au bois dormant », comme le titre peut le laisser entendre, elle reprend le cœur des contes, à savoir ce rite initiatique au bout duquel les jeunes héros, filles ou garçons, deviennent grands ; dans le même temps, elle rejette savamment le sexisme qui a longtemps infusé dans ces récits dits pour enfants.
Ici, les héros ont pour noms Aurore et Théodore. Il n’y a évidemment rien d’anodin dans cette rime – petit clin d’œil, en passant, au prof de maths du spectacle –, c’est déjà une façon de mettre ces personnages sur un pied d’égalité. Aurore apprendra ainsi à se défendre et Théo à pleurer – joli pied-de-nez aux injonctions plus ou moins rentrées dans l’inconscient de chaque enfant : « les garçons, ça doit rester fort et savoir se battre et les filles, se tenir droites et tranquilles, autrement dit, être belles et se taire… » Loin de mettre au jour des différences fondamentales entre nos deux protagonistes, la scénographie, qui s’appuie un temps sur une mise en parallèle de leurs vies, rendra évident ce qui les unit : une même interrogation, souvent douloureuse, sur ce qu’ils sont et deviennent et sur leur rapport aux autres.
Le spectacle n’est pas dépressif pour autant, des personnages issus aussi bien de la faune que de la flore, des mentors et repères pour nos héros, apportent une dose d’humour, simple mais efficace, tout en nous confortant dans l’idée que Dormir cent ans s’inspire de plusieurs contes. On voit ainsi sur scène le roi grenouille (Nicolas Chupin) affirmer ne pas croire à ce baiser supposé le transformer en prince – référence bien malicieuse au récit des frères Grimm qui ont créé ce personnage. Il y a aussi ce lapin blanc (Yann Burlot), tout droit sorti des Aventures d’Alice au pays des merveilles, qu’il faut suivre et qui « deale », au choix, des champignons ou des carottes. D’autres personnages encore, via la vidéo, intègrent la distribution : un saule qui pleure, un tigre qui reste tigre…
Mais Pauline Bureau ne reprend pas seulement le cœur des contes ici, elle reprend également et dans la première partie du spectacle en particulier, le cœur à vif du réel, celui du quotidien des pré-adolescents et de leurs affres bien connues : le corps qui change, les premiers émois, la difficile acceptation de soi dans l’intimité de sa chambre, celle non moins aisée des autres, à l’école notamment, les relations qui se compliquent, aussi, avec les parents qui ne savent s’il faut laisser voler de leurs propres ailes leur progéniture devenue assez grande ou continuer à la couver parce qu’elle est décidément encore trop petite, des parents qui n’ont d’ailleurs pas toujours le choix ou ne veulent pas toujours le considérer parce qu’ils travaillent ou égoïstement (?) se divertissent.
Bien dessinés et habités par Géraldine Martineau et Marie Nicolle, Aurore et Théo se présentent à nous tour à tour, chacun dans un espace qui leur est dédié. Géraldine Martineau, côté jardin, campe magistralement une Aurore à fleur de peau, touchante dans ses peurs et obsessions ; Marie Nicolle, côté cour, joue aussi bien la nonchalance bonhomme de Théodore que sa fragilité, lui qui s’est inventé un ami imaginaire en la personne du roi grenouille, lui qui est parcouru par des accès de crise soudains.
Des réserves importantes demeurent pour cette première partie cependant : les parents d’Aurore, interprétés par Yann Burlot et Marie Nicolle, sont caricaturaux. On imagine bien que c’est à dessein que Pauline Bureau et la Part des Anges, sa troupe, les ont pensés ainsi, voulant faire rire, certes, mais souhaitant sans doute aussi et surtout que le spectateur adopte vis-à-vis d’eux le point de vue d’adolescents qui par essence manichéens ne pourraient voir leurs parents que de façon caricaturale. L’effet est pourtant regrettable, l’aspect outré et artificiel de leur propos et de leur postiche posture rompt un peu le charme de l’atmosphère mélancolique que le désarroi et le désœuvrement des enfants font régner sur scène.
Le plus problématique dans cette partie du spectacle n’en reste pas moins le rythme. Le bon tempo n’est manifestement pas trouvé et on finit par se lasser de l’alternance trop métronomique entre les univers d’Aurore et de Théo même si ces espaces et moments trouvent dans l’être et le verbe de nos héros des correspondances indéniables ; les communications créées entre jardin et cour par le passage de personnages, d’une part, et la projection de beaux décors en fond de scène, d’autre part, n’y changeront rien, tout comme la justesse et la belle sensibilité des comédiennes interprétant nos héros n’empêcheront pas l’ennui de poindre par moments. On attend ainsi, avec quelque peu d’impatience, la sortie de ce « système » scénographique et on ne sera pas déçu !
En effet, dans la deuxième partie, Pauline Bureau ne reprend pas seulement le cœur à vif de la réalité mais le moteur de l’homme : le rêve. Aurore et Théo endormis, la scène est toute onirisme et ce qu’il s’y passe est sublime, de poésie et de beauté, au point qu’on craint le retour à la réalité. C’est alors que le titre prend son sens plein car l’on voudrait « dormir cent ans » pour rêver ainsi. Ce moment est d’une telle délicatesse… jusque dans l’usage de la vidéo qui laisse, et ce n’est pas si fréquent au théâtre, toute sa place à l’humain, à sa présence physique, et qui communie même avec lui.
S’il y a bien retour à la réalité, il est heureusement aussi bref qu’édifiant et plaisant, lui qui permet à la magie du rêve de se prolonger.