Archives mensuelles : février 2015

Céline / Proust : une rencontre ?

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Le spectacle d’Ivan Morane est une bien belle promenade dans le temps et dans le verbe, une ballade même, grâce à la dextérité de Silvia Lenzi qui accompagne ce voyage d’un auteur à l’autre, de Proust à Céline, en jouant aussi bien du violoncelle, de la viole de gambe, de la guitare que de l’accordéon, des percussions (un bendir ?) et de la voix.

La scénographie – nous « partageons » un dîner entre Céline et Proust – est superbement judicieuse qui permet de mettre autant en opposition qu’en correspondance les styles, les voix, les corps, les réalités sociales aussi, les écrivains étant placés face à face via un plan de table d’emblée figuré par un vêtement très évocateur posé sur le dossier d’une chaise. Les sens sont mis en éveil – ah les bonnes odeurs de grillade… – et cela ajoute à la chaleur et à l’intimité de cette drôle de conversation, chaleur et intimité elles-mêmes confortées par celles inhérentes à la petite scène de la petite salle des Déchargeurs. La lumière d’Ivan Morane – encore lui – est également bien pensée pour créer cette atmosphère. Si l’on ajoute à cela le violoncelle et Bach…

Dans son tour de table où il habite, dans une alternance qui ne lasse jamais, Proust, avec sa délicatesse et son dire soyeux, et Céline avec sa gouaille et son parler revêche qui sonne vrai, Ivan Morane – toujours lui – excelle, en vrai poète, à donner à son propos et à son jeu de la profondeur et de l’authenticité et à tisser un lien très fort entre ces écrivains si différents. Ces derniers évoquent ici leur mère et leur grand-mère, les liens singuliers qu’ils ont noué avec elles, ce qui facilite sans doute cette communication en miroir qui souligne à la fois les divergences et convergences entre les deux hommes.

Il y a beaucoup d’originalité dans ce choix de rapprocher ces deux « monstres littéraires » par l’évocation de souvenirs de telles tutelles maternelles. On attendait des écrivains et l’on voit des enfants ou plutôt le regard que portent les adultes qu’ils sont devenus sur les enfants qu’ils étaient et sur les mères et grand-mères qu’ils ont eues, subies, aimées. C’est d’ailleurs par ces souvenirs et la manière de les rapporter que l’on retrouve les écrivains derrière les hommes, ces écrivains qu’il nous tardait, en venant au théâtre, de rencontrer et de voir confrontés, eux qui n’ont pu l’être dans la vie. « Faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère », cela ne se fait pas… et pourtant, quel résultat !

Ces souvenirs d’enfance donnent lieu à des récits très touchants. La diction parfaite et sensible d’Ivan Morane – malgré un subjonctif imparfait imparfait et une liaison douteuse – contribue à l’émotion suscitée. Cette sensibilité trouve un émouvant relais dans la voix de Silvia Lenzi qui, fragile, n’en est pas moins émouvante quand la musicienne chante notamment « Les Roses blanches ». Les sujets qui fâchent ne sont pas non plus glissés sous le tapis : l’antisémitisme et l’homophobie de Céline se manifestent aussi.

N’oublions pas, enfin, la régisseuse qui, servant les plats, trouve également sa place sur le plateau. Son rôle ne s’arrête pas au service puisqu’elle commande la lumière et fait surgir la voix de la mère de Proust interprétée par Marie-Christine Barrault. Tout cela se fait à vue sans que se brise la magie du spectacle, ce charme qui consiste à donner vie à des morts, à les faire parler ensemble, eux qui n’auraient peut-être pas même souhaité le faire de leur vivant, si l’occasion leur en avait été donnée.

En un mot, ce Céline / Proust nous fait passer une soirée bien agréable, cette cène peu orthodoxe à laquelle nous sommes conviés nous faisant voguer au fil de paroles prodigieuses.

La pièce se joue au Théâtre Les Déchargeurs du 6 janvier au 28 février 2015.