© Simon Hallström
Cette Île que nous propose le metteur en scène Christoph Marthaler, d’après, entre autres, Labiche, est davantage pavée de bonnes intentions que paradisiaque. Loin de flotter, elle va jusqu’à prendre l’eau tant ses intérieurs chargés et encombrés – quasi pour rien – et ses habitants sans grande finesse manquent de légèreté.
L’entrée en scène des comédiens nous mettait pourtant en appétit, nous perdant avec beaucoup de drôlerie dans une galerie de portraits, dans un dédale généalogique ou encore dans les traductions de l’allemand au français et inversement, nous rappelant au passage la vocation européenne de l’Odéon. Déjà, la pièce se présentait cocasse et promettait une folle soirée. Des personnages pince-sans-rire et d’autres plus hauts en couleur, une réflexion aussi humoristique qu’originale sur la langue et son incommunicabilité ainsi que sur la théâtralité à travers l’évocation des didascalies, tout cela constituait un menu bien alléchant et hâtait notre envie de nous attaquer au plat de résistance ou, plutôt, au dessert… celui-ci nous semblera cependant rapidement indigeste, et pour bien des raisons, à commencer par ce premier « dialogue » des époux Malingear au rythme excessivement lent qui aurait gagné, par compensation, à ne pas s’éterniser autant.
Si l’on comprend l’effet recherché par ce théâtre de l’absurde dans lequel les personnages rivalisent de ridicule tant par leur caractère, que par leurs gestes, leurs paroles ou les situations comiques dans lesquelles ils se complaisent à loisir, si tout est indéniablement irrationnel et loufoque, on ne se laisse pourtant par aller au fou rire et à l’hilarité qui devraient, on en a une conscience hélas aiguë, éclater. Il y a une telle succession et profusion de comiques déjà rebattus et toujours rebattus sans grand brio ni intelligence ici (du coussin péteur à la mauvaise copie de Tati en passant par celle non moins imparfaite de Charlot) que la coupe est vite pleine. Cette Île flottante prend en effet des allures de macédoine et c’est aussi en cela qu’elle écœure. Le spectacle est bien trop farci de burlesque pour ne pas être indigeste. On aurait préféré plus de cohérence, même dans l’incohérence, et les quelques running gags (les saignements de nez, les animaux empaillés, certaines répliques récurrentes) ne suffisent pas à en donner. Too much is too much.
Les comédiens ne sont pas tout à fait hors de cause. S’ils sont généreux, énergiques, magnifiquement expressifs et font, pour tout dire, un travail remarquable de maîtrise du corps, le naturel leur fait défaut. Leur raideur est certes pensée et voulue par Marthaler pour dessiner des personnages caricaturaux et risibles – et cela fonctionne d’ailleurs très bien pour le personnage d’Emmeline : on peine à imaginer le visage de Carina Braunschmidt qui l’incarne, tant ses traits sont contrariés dans une grimace impressionnante – mais cette même roideur contribue à faire de la représentation un spectacle de marionnettes dont les ficelles sont d’autant plus grosses que le metteur en scène va en user et, surtout, en abuser sans en jouer tout à fait. L’effort et le travail s’expriment, se manifestent, se voient bien trop pour qu’on rie et qu’on en redemande comme cela peut s’être fait avec un Christian Hecq, par exemple, qui, sur la scène du Français pour Un Fil à la patte, se plaît à en rajouter selon que le public est réceptif à des facéties pourtant écrites. C’est sans doute là que le bât blesse, on voit un travail minutieux d’orfèvre, il aurait fallu qu’on le croie plus improvisé.
Un rayon de soleil réchauffe toutefois cette Île flottante : le personnage du majordome. Graham F. Valentine, qui l’interprète, fait mouche à chaque fois. Plus naturel dans son jeu et plus rare aussi sur scène, il n’en est que plus savoureux. On aime quand il manie la télécommande ou lorsqu’il chante, mine de rien, des « standards » de la chanson populaire. Son personnage à l’élégance british est vraiment le seul à émerger, apportant des ruptures salvatrices dans cette farce au comique éculé ou sans rythme. Cela est peut-être dû au fait que c’est le seul sur scène à sourciller face à ce qu’il voit et, partant, à servir de relais au spectateur. Les autres personnages, quant à eux, désespèrent plus qu’ils ne touchent ou ne font rire par leurs travers et leurs maladresses sauf quand eux aussi se mettent à chanter de concert.
Das Weisse vom Ei offre donc quelques beaux et bons moments tout de même mais ceux-ci sont bien loin de faire oublier tous les autres, bien ennuyeux et insipides. L’addition reste salée…
Le spectacle se joue à l’Odéon–Théâtre de l’Europe du 11 au 29 mars 2015.