© Élisabeth Carecchio
Célie Pauthe nous fait entrer dans un théâtre littéraire avec cette adaptation de la nouvelle de Henry James intitulée La Bête dans la jungle, un récit qui nous plonge dans les pensées d’un personnage, John Marcher, qui attend un événement indéfinissable mais synonyme à la fois de danger, de cataclysme et d’accomplissement pour lui. À l’instar du récit dont elle s’inspire, la pièce ne présente aucune action et pas d’autre tension que celle liée à l’attente, justement, d’une action, d’un drame, de cette catastrophe annoncée. Une véritable gageure donc que transposer sur scène cette introspection à laquelle se livre Marcher (John Arnold) et de l’extérioriser en quelque sorte, même si celle-ci trouve un renfort dans l’incarnation d’un second personnage, Catherine Bertram (Valérie Dréville) – May Bartram, dans le récit de James –.
La metteure en scène relève le défi avec beaucoup de sobriété et de simplicité et partant, avec beaucoup d’intelligence et de pertinence. Loin de dévoyer l’œuvre originelle et son adaptation par Marguerite Duras en recourant à du spectaculaire, à une musique ou à des déplacements propres à créer artificiellement une émotion particulière, elle en rend la beauté et la force par la seule mise en évidence de l’implicite et de la délicatesse des mots et regards échangés par John et Catherine ainsi que par un savant et subtil jeu d’ombres et de lumières. Ici, l’action ne saurait être l’arbre qui cache la forêt, c’est le non dit qui doit intriguer et charmer. On pense ainsi à Proust mais plus encore à Flaubert dont l’ambition était de faire un roman sur rien, un roman qui ne tiendrait que par la force de son style.
Les prestations aussi fines que justes de Valérie Dréville et John Arnold parviennent à porter une pièce difficile et exigeante et à tenir sur la longueur une ambiance galante qui n’est là que pour dire le plaisir des mots et d’une relation qui tait son nom. Si l’on perd le fil de l’histoire ou plutôt de leurs pensées, on ne perd pas de vue l’essence de la pièce. Tout est tacite sans être tout à fait taciturne. Cela pourrait presque être une histoire sans parole tant les mots cachent une réalité plus profonde, tant les personnages eux-mêmes ont peur de sortir de cette superficialité et de perdre ainsi, confrontés à la réalité, toutes les illusions dont les mots les bercent. Nous sommes dans la caverne de Platon : l’homme est dans le faux, il recherche le vrai mais ici, il en a peur car il ne voudrait pas être déçu et ramené à sa faible condition. Ainsi, ce qui pourrait paraître stérile – cette attente d’un événement inconnu, ces conversations de salon – exprime l’homme tout entier dans ses aspirations, dans son impuissance et sa passivité quand il voudrait s’élever. Rien n’est dit de l’amour que se portent les deux protagonistes et pourtant il éclate grâce au talent des acteurs qui font passer dans les inflexions de voix, dans les expressions du visage ce qui est tu.
La scénographie n’est pas en reste. Les décors portent magnifiquement ce rien, cette attente des personnages. Aussi austères qu’énigmatiques, aussi raffinés avec les ombres portées sur les murs, qu’elles proviennent de personnages ou de simples objets, qu’imposants de hauteur et de profondeur par les pièces et galeries en enfilade ainsi que par la présence d’un grand miroir, ils représentent bien l’espace mental et les affres des personnages, tout le tragique de l’être humain qui aspire à être meilleur et peine à se réaliser.
Certes, la seconde partie – La Maladie de la mort – convainc moins, peut-être parce que l’on est dans un jeu moins sensible et que tout se fige bien trop pour nous saisir… malgré la belle sensualité de l’actrice Mélodie Richard qui joue la prostituée et qui offre des tableaux aussi puissants et sensuels que Le cauchemar de Füssli. On aime cependant ce théâtre, malgré l’ennui et la fatigue qui nous étreignent par moments, justement parce qu’il nous épuise sainement, nous forçant à développer notre imaginaire, à nous laisser aller à la rêverie en ne nous livrant pas du prêt-à-rire ou du prête-à-pleurer. Ce n’est pas le grand enthousiasme à l’issue de la représentation mais quel plaisir de voir quelque chose qui sort de l’ordinaire et de savoir que ce théâtre-là perdure. Pour une fois, le spectateur n’est pas considéré comme un spectateur « facile ». Ne boudons donc pas ce plaisir, fût-il peu distrayant.