Aucune image vidéo et pourtant, on est au cinéma avec ce théâtre-là. La musique jazzy, les costumes et coupes de cheveux so british et ces verres de cognac, gin tonic et whisky on the rock servis à tour de bras, bras qu’ils prolongent quasi de façon continue, sont autant d’éléments qui permettent à la mise en scène de Thierry Harcourt de nous plonger, dès la première seconde du spectacle, dans un film d’atmosphère aussi bien que de genre, celui du polar. Cette perspective cinématographique est en outre renforcée par la configuration des lieux. La salle du Poche-Montparnasse est effectivement très proche, par ses dimensions et ses sièges, de celle des cinémas. Même les changements de décor « à vue », qui exhibent les coulisses, n’entravent pas cette illusion cinématographique ; ils participent au contraire du mystère qui règne sur scène parce qu’ils se font dans le noir : ainsi des ombres se meuvent plaçant, déplaçant, replaçant quelques objets qui auraient tout aussi bien pu rester à leur place. C’est d’ailleurs justement cette obscurité qui, tout au long de la pièce, enveloppe de façon bien étrange les êtres et les choses, qui donne à la scène une allure de plateau de tournage et au quatrième mur, celle d’un écran.
La lumière de Jacques Rouveyrollis assisté de Jessica Duclos, toujours tamisée, n’est effectivement pas naturelle. Certes, tout se passe de nuit, ce qui implique un éclairage artificiel, mais ce dernier n’en est pas moins très particulier, qui fait penser à celui d’une veilleuse de secours palliant une panne d’électricité ; nous avons ainsi l’impression toute métaphorique d’être dans un souterrain, une grotte, un abîme, d’être dans une profondeur vertigineuse où la caverne platonicienne n’est de fait pas très loin : tout ce que nous voyons nous échappe quelque peu, paraissant n’être que faux-semblant sans qu’on puisse objectivement le démontrer – dans un premier et long temps du moins. L’obscurité de la scène absorberait presque les personnages – on pense aux tableaux de Rembrandt –, si ceux-ci ne portaient, à trois exceptions près notables, des vêtements clairs et or, si le fond de scène lui-même mordoré ne les rendait saillants, ne les faisait se détacher d’elle. Ces trois exceptions sont Barrett, Vera et Kelly, des domestiques employés par Tony ; rien d’étonnant à ce qu’ils soient du côté obscur, ce sont eux qui nous font entrer dans le drame et nous enferment, plus que l’espace confiné évoqué plus haut, dans un huis clos psychologique.
L’atmosphère n’est pas tout, il y a évidemment les acteurs pour nous faire penser aux films de genre des années 1950. Les comédiens savent en effet être très naturels dans un style tout à fait affecté et c’est sans doute là, la grande force des acteurs, très bien dirigés, et de la scénographie qui, jouant constamment sur le paradoxe, nous laissent tout entrevoir et ne laissent pas de surprendre. Avec une diction et un débit proprement singuliers et inquiétants, Maxime d’Aboville incarne le majordome Barrett de façon magistrale – si l’on peut dire ; il sait donner à sa voix et à ses gestes un tour aussi obséquieux qu’impertinent, parvenant à montrer combien le zèle du serviteur, souhaité par n’importe quel maître, devient ici malsain et pose question. Quant aux deux autres domestiques, Vera et Kelly, elles sont, tour à tour, énergiquement campées par Roxane Bret qui réussit à les rendre aussi naïves que provocantes, aussi victimes que coupables. Les autres acteurs interprètent des personnages moins troubles mais non moins troublés, ce qui nécessite également un jeu subtil puisqu’ils doivent faire pressentir et non démontrer le drame à venir. Alexie Ribes (Sally) et Adrien Melin (Richard) excellent à rendre tangible ce drame en se présentant comme des Cassandre face à un Xavier Lafitte (Tony) qui joue parfaitement le personnage aveugle et sourd aux avertissements donnés, faisant ainsi comprendre qu’une issue malheureuse ne pourra être évitée. Les comédiens savent ainsi faire apparaître des changements qui ne se font qu’en profondeur, à l’image de ce qui se passe plus globalement sur scène où la tension est constante mais ne verse que rarement dans la crise et le paroxysme.
D’excellente facture, le spectacle serait parfait s’il n’était – nouveau paradoxe – aussi maîtrisé et ce, jusque dans la prononciation toujours périlleuse des noms anglais – difficile de ne pas paraître pédant ou ridicule quand on prononce trop bien ou pas assez des mots étrangers. Ce travail au cordeau saute tant aux yeux en effet qu’il nous laisse quelque peu en dehors des personnages et de leur histoire. L’écran cinématographique dressé entre la scène et le public est sans doute trop épais. La vie manque du coup, l’on ne s’attache pas aux personnages, on n’en plaint même aucun, si ce n’est, dans des instants fugaces, Vera et Kelly…
Cette réserve faite, on ne peut cependant que recommander The Servant ! C’est effectivement une bien belle expérience que ce cinéma-là dans un théâtre, une expérience d’autant plus réussie que l’inverse, le théâtre transposé au cinéma, l’est rarement.