© Bernd Uhlig
La mise en scène de Moses und Aron laisse éminemment perplexe tant sur la forme que sur le fond : sa beauté plastique est aussi évidente et manifeste qu’elle nous apparaît facile et même convenue par endroits ; quant à la scénographie, elle rend compréhensible le livret de Schönberg mais en dénonce, dans le même temps, le propos sinon le moque, dans la mesure où le discours religieux n’est plus seulement le lieu du doute ou de l’impuissance mais celui de la fumisterie voire de la supercherie.
Romeo Castellucci, c’est indéniable, sait intriguer et impressionner. Les tableaux proposés sont magnifiques dont l’esthétisme est particulièrement léché avec ce travail remarquable sur le blanc et le noir, deux couleurs qu’il détourne de façon intéressante. Le blanc, majoritaire dans la première partie, étonne ; soutenu par la fumée qui envahit la scène et donne à celle-ci, comme le voile qui la sépare du public, un aspect irréel, il évoque le paradis au moment même où le peuple juif est dans l’enfer de l’esclavage égyptien et dans la tourmente d’une foi nouvelle à adopter. Le noir sera de même et très paradoxalement la couleur dominante de la période de l’exode, synonyme, a priori, de liberté et de terre promise. Il est d’ailleurs, d’une façon ou d’une autre, toujours associé à la parole du Dieu unique, par le biais des bandes magnétiques qui la symbolisent dans l’épisode initial du buisson ardent, par le biais encore de ce fond noir dans lequel apparaîtront et se précipiteront, le peuple ayant accepté l’évangile de Moïse, des corps nus de femmes – référence à l’éden promis aux musulmans ? – ou bien par le biais de ce liquide noir dont s’oignent les hommes et les femmes avec la bénédiction d’Aaron, chargé, comme son frère Moïse, de porter la parole divine.
Malgré ces subtilités, l’utilisation du noir et du blanc n’en paraît pas moins facile et opportuniste pour dire et questionner la religion, surtout lorsque quelques touches rouges viennent nous « surprendre » pour rappeler l’épisode du sang redevenu eau. Si la palette nous semble trop basique et réductrice, jusque dans les paradoxes qu’elle soulève, c’est qu’elle échoue à composer des monochromes aussi fascinants et hypnotiques qu’un Malevitch, un Soulages ou un Klein. L’émotion résiste sans doute à quelque chose de trop mathématique, de trop calculé et de trop lisse pour qu’elle se donne un libre cours. Le rythme du spectacle en est aussi cause : on s’enferre bien trop longtemps dans un tableau certes beau mais à l’origine d’un choc qui s’estompe bien avant que lui succèdent un autre tableau et un autre saisissement. Des surprises sont ménagées pourtant – celles d’apparitions et disparitions d’hommes et de femmes au gré des ondulations et mouvements lents du peuple en marche, la présence d’un vrai taureau pour figurer le veau d’or, la délicatesse des scènes les plus sanglantes ou scabreuses où le nu, sans une once de vulgarité, reste académique – ; ces surprises ne rythment cependant pas suffisamment le spectacle pour nous sortir de la léthargie que la monochromie générale suscite parfois. Seuls les chœurs, époustouflants, et plus largement la musique, superbement dirigée par Philippe Jordan, nous évitent alors de sombrer tout à fait dans cette torpeur qui nous prend. Magistraux, ils vont jusqu’à reléguer les personnages éponymes au second plan, non pas tant par la place plus importante qu’ils occupent dans la partition et leur volume sonore que par leur qualité et l’émotion, à la limite de la sidération – surtout dans la première partie –, qu’ils procurent. Aucune perplexité de ce point de vue !
Là où le bât blesse véritablement, c’est dans ce qui s’apparente à un dévoiement du propos de Schönberg à travers un double discours sur la religion. Castellucci paraît détourner le doute du compositeur autrichien quant à la capacité de l’homme à être orthodoxe – au sens premier du terme – dans le verbe et l’action pour manifester la foi qu’il porte à un Dieu unique et universel en doute sur la religion et son appareil évangélisateur. Il y a en effet une double lecture possible du fait des messages à peine subliminaux que la mise en scène essaiment, à commencer par ces mots qui défilent sur le voile érigé en quatrième mur et qui ajoutent une parole autre que celle du livret de Moses und Aron. Ces mots du quotidien, banals et, pour certains crus, se superposent en effet aux prêches du premier acte des deux frères, comme pour mettre en contradiction le discours de l’idéal et celui de la réalité, comme pour renvoyer ces prêches à du grand n’importe quoi sinon à du charlatanisme. De la même façon, on ne peut s’empêcher de voir, dans cette entrée en matière du buisson ardent transformé en magnétophone, une manière bien facétieuse de revisiter la série « Mission impossible » (dans sa version originelle) et de prédire par là une auto-destruction du message délivré et l’absence de soutien et de reconnaissance en cas d’échec. L’emploi de machines ou de lasers pour dire la parole de Dieu donne également l’idée de trucs sinon de trucage et de poudre à perlimpinpin. De façon plus symbolique enfin, le motif de la chute employé à plusieurs reprises n’apparaît sur scène qu’avec la religion prêchée par Moïse alors que le texte de Schönberg l’associe davantage à l’homme et à son incapacité à se transcender et à s’abstraire de sa condition.
Ce Moses und Aron que met en scène Romeo Castellucci est ainsi bien étrange qui remet en cause plus qu’il ne sert, semble-t-il, son auteur, Arnold Schönberg.