© Marc Domange
Pascal Rambert reprend dans Répétition la trame dialogique de sa précédente pièce Clôture de l’amour : meurtris dans leur passion, les personnages – dont le prénom est celui des acteurs qui les incarnent – s’apostrophent à tour de rôle dans une tirade unique pour s’exposer les vérités qu’ils croient bonnes à dire mais qui sont manifestement dures à entendre. Répétition est cependant d’une tout autre force, aussi bien dans l’écriture que dans la mise en scène*, qui aborde l’amour, le désir, la vie… par le biais d’une mise en abyme théâtrale : quatre personnages sont en effet réunis pour répéter une pièce conçue au sein de La Structure, leur compagnie théâtrale, quand, d’un regard et d’un mot, tout dérape et se livre. L’ensemble, brillant, est d’une belle densité.
Répétition surpasse effectivement de beaucoup, en profondeur et en intérêt, Clôture de l’amour qui, relevant plus de la performance scénique que du discours de rupture amoureuse désabusé et authentique, fait primer la forme sur le fond. Ici, l’exercice de la longueur ne se limite pas à l’exercice de style. Les comédiens monopolisent certes moins la parole que dans Clôture de l’amour, étant quatre à la partager et non plus deux à la diviser, mais c’est essentiellement le sentiment d’une parole nécessaire, rendant impératives son écoute et une réponse, qui la rend moins fastidieuse – d’aucuns diraient « verbeuse » – et évitent l’écueil, bien souvent rencontré dans le huis clos, de l’artificiel avec des spectateurs ne pouvant s’empêcher de s’interroger sur les raisons qui font que les personnages ne quittent pas la scène, si ce n’est pour la « beauté » du texte qu’ils doivent laisser se dérouler jusqu’au terme de la figure imposée (« un locuteur, une heure » pour Clôture de l’amour). Dans Répétition, les personnages ne peuvent que rester et rester solidaires malgré la même annonce initiale de départ que dans Clôture de l’amour parce qu’il apparaît évident que leur moteur n’est pas seulement le sentiment amoureux qui les unit voire désunit mais l’amour du théâtre, de l’imaginaire qu’il propose et de l’élan vital qu’il imprime. En cela, nos protagonistes sont bien les quatre membres d’un même corps dont la structure ne saurait se dispenser sans devenir affreusement bancale. Show must go on ! C’est ainsi que l’on peut comprendre la prédiction de Stan (Stanislas Nordey) concernant la gymnaste (Claire Zeller) qui, quoi qu’il arrive, mettra, par ses ronds de jambe enrubannés, un point final à ce débat presque intérieur de la compagnie. La grâce, la beauté et le tourbillon de la verve théâtrale doivent de fait perdurer et c’est justement ce que leur parole blessée ou révoltée porte en étendard sublime. Leurs discours entremêlant diverses « réalités » fictionnelles (celle des personnages, celle des rôles à jouer et des mises en scène à produire au sein de la pièce à répéter et celle des acteurs dont ils empruntent le prénom et le métier) tissent savamment une toile dense, riche de sens et d’images. Le propos se ressasse dans des obsessions toutes personnelles et naturelles mais se recentre et s’achève toujours sur la répétition à poursuivre et, partant, la pièce à mettre en scène et à jouer. Le jeu d’échos d’une parole à l’autre est quant à lui savoureux qui met en regard les sensibilités et les subjectivités à travers les réponses, pleines d’humour, du berger à la bergère sur la vision du monde, la vision de l’amour, la vision de l’autre, de soi, du théâtre. La scénographie de Daniel Jeanneteau est à cet égard très parlante également.
Le terrain de basket que reconstitue la scène est le lieu tout trouvé pour la partition de ce quatuor au verbe haut et beau. On se tourne autour pour attraper cette phrase, ce regard, ce souvenir, cette idée qui remplacent ici le ballon. Si les passes ne se font pas au même rythme que sur un vrai terrain de basket, elles épuisent tout autant. On est ainsi profondément dans le jeu, celui du chat et de la souris, de l’action et de la vérité du moment voire d’un moment quand chacun convoque une couleur différente pour une même voiture perdue dans leur mémoire collective ou lorsque chacun reprend, réécrit ou poursuit une scène de la pièce répétée ou de leur périple slave. La lumière d’Yves Godin entre aussi de façon très intéressante et intelligente dans cette danse pensée par Pascal Rambert, notamment par le biais de ces deux panneaux lumineux qui, au plafond, sont en constant mouvement, comme pour souligner les changements et variations de points de vue opérés au fil des discourants, comme pour accompagner les rondes des comédiens, comme pour dire aussi combien le « je » égocentré des personnages, éclairé à la seule lanterne de son expérience, de ses frustrations et de ses angoisses se doit d’être parfois décentré pour accéder à l’autre et à sa vérité. Le jeu concerne enfin le public dont les nerfs sont quelquefois mis à rude épreuve, comme par malice voire sadisme à l’encontre de ceux peu accoutumés au théâtre d’Eschyle ou de Peter Handke ou des impatients de la tirade suivante ou du fin mot ; « ça va finir » lui promet-on constamment dans des accents plus que beckettiens.
La qualité de la distribution fait, enfin, la réussite de cette mise en scène (si l’on met de côté Claire Zeller dont la gymnastique finale est trop peu inspirée et inspirante). Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Stanislas Nordey et Denis Podalydès – sociétaire de la Comédie-Française – livrent tous une prestation singulière, sensible et forte. Chacun se mettant à nu dans une superbe justesse égale l’autre. Ici pas de déséquilibre dans les dialogues comme on pouvait le constater dans Clôture de l’amour* où le texte d’Audrey (Audrey Bonnet) est plus fin mais où le jeu de Stan (Stanislas Nordey) touchait plus. Même si l’on peut regretter ici qu’Audrey Bonnet aboie plus qu’elle ne crie quand elle élève la voix et qu’il semble toujours que Stanislas Nordey soit… Stanislas Nordey (au fil des spectacles, on croit effectivement le voir jouer le même rôle et cela devient perturbant… on aimerait qu’il se risque à autre chose), ces quelques dissonances et bémols sont amplement palliés par leur générosité et, au-delà d’eux, l’harmonie de l’ensemble, d’une intensité rare.
N’allons pourtant pas taire que ce théâtre-là est âpre, ardu, exigeant parce qu’il repose essentiellement sur le verbe et l’imaginaire et non l’action et le visible à proprement parler. Il ne s’agit pas ici de suivre la ligne claire d’une intrigue amoureuse triviale et palpitante de vaisselle brisée et de bons mots ou quiproquos immédiatement divertissants et où la conversation, à bâtons rompus, serait ce « jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu’elle pousse » dont parle Jules Renard dans son Journal. Dans Répétition, la discussion est éminemment littéraire, épistolaire même, par le différé des répliques mais sans la relecture possible, à tête reposée, pour tout comprendre et ne rien laisser perdre sur le moment. Gageons cependant qu’il n’est pas toujours si difficile ou frustrant de se laisser porter par la seule petite musique des mots quand leur sens nous échappe.