© Koen Broos
Le collectif tg STAN nous propose une lecture inédite et, par moments, insolite de La Cerisaie, ce qui n’est déjà pas rien pour une pièce aussi célèbre, célébrée et montée. Sans samovar ni falbalas, dans un espace vaste et délabré propre à signifier le délitement de l’aristocratie russe que représente le personnage de Liouba, future ex-propriétaire prodigue du domaine de la Cerisaie, la poésie du temps que l’on veut suspendu mais qui échappe fait son oeuvre ; quelque chose manque cependant.
L’ennui des personnages et leur légèreté grave, l’âme russe et sa folie douce et rêveuse, tout cela qui caractérise l’écriture de Tchekhov est pourtant bien restitué ici… La scénographie est de fait intelligente, qui, avec une justesse, une délicatesse et une simplicité insignes, permet de rendre sensible cette attente de chacun des personnages, celle du retour à la vie d’autrefois pour les uns – quitte à faire le panégyrique d’une armoire ou de quelques murs, quitte à faire naître des fantômes –, celle d’une autre vie, pour les autres, faite de mariage et d’ailleurs et d’autres que soi. Dans cette attente d’un miracle, en somme, qui conduirait à une issue heureuse mais une attente que chacun sait désespérée et sans objet véritable, on n’est pas loin, sur le fond comme sur la forme, de ce qui se joue dans En attendant Godot, pièce dont semble s’être inspiré le collectif belge pour diriger ses acteurs et planter le décor. Les paroles qui s’efforcent habituellement de tromper l’ennui par leur enthousiasme insouciant sont effectivement dites sans grande emphase ici et comme avec fatigue et fatalité ; elles portent en elles le tragique et la lucidité de l’impuissance d’un Estragon ou d’un Vladimir. Les costumes et décors, modernes mais sans prétention ni distinction aucune, abondent dans ce sens : ne témoignant en rien d’un prestige ancien, ils n’entendent donc pas le restaurer et ne soulignent de l’aristocratie décatie que la chute. Des didascalies sont en outre ajoutées, qui, prononcées en aparté par Stijn Van Opstal notamment, ne sont pas sans nous faire penser aux clins d’yeux métathéâtraux de Beckett ; elles rappellent, comme les costumes et décors changés à vue, que nous sommes au théâtre et, plus précisément dans la tragédie : une pièce qui se joue mais est déjà jouée. C’est sans doute pour cela que les personnages ne sont pas noyés dans cette immense scène mais font plutôt « corps » avec elle qui leur envoie en écho leur sentiment de vide et d’absurdité (on pense ainsi à ce banc improbable sur lequel ils se perchent avec tant de naturel pour converser). Les silences sont d’ailleurs magnifiques, bien plus que ne le sont les discours. Or, c’est là que la proposition de tg STAN paraît achopper et que le parallèle avec l’absurde beckettien trouve ses limites. Tchekhov a cette part de lyrisme que n’a pas Beckett et le lyrisme fait défaut ici.
Si tout est parlant dans cette scénographie, jusqu’aux silences et aux non-dits bien mis en scène (la non demande en mariage entre Varia et Lopakhine, peu avant la fin du spectacle, est superbe et féroce à la fois), jusqu’à cette musique techno décérébrante dansée sur un rythme endiablé qui souligne la volonté de s’oublier et de taire l’ennui de chacun et annonce l’éclatement de la famille de Liouba dans cette chorégraphie plus solitaire que collégiale, la parole l’est en revanche et paradoxalement nettement moins, qui ne manifeste pas ce lyrisme, cet entrain et cette passion du futile, les seuls remparts que les personnages parviennent à ériger face à cette vie avec laquelle ils ne sont plus en phase. Le laconisme est par trop prégnant et l’on regrette l’enchantement souriant et plein d’allant des conversations de pluie et de beau temps auxquelles d’autres mises en scène nous avait habitués. La poésie du texte est bien là mais insuffisamment incarnée, et revient là encore l’explication de ces personnages qui ne se perdent pas dans la grande étendue scénique : leur personnalité, insuffisamment marquée, s’estompe et se fond dans le collectif, ce qui leur ôte de la présence et de la prestance malgré le jeu faussement improvisé et, partant, très naturel, sensible et humain des comédiens qui les incarnent. Sur scène, ils ne font que passer finalement et si l’on sait bien qui est qui, rien de ce qui leur arrive ne peut nous toucher profondément et durablement, à tel point que la fin du spectacle, laissant le vieux Firs seul, abandonné et mourant, ne nous remue pas autant qu’elle le devrait. Le fatalisme ambiant, trop appuyé, nous a pour ainsi dire contaminés et anesthésiés et nous empêche d’être révoltés face à la détresse des personnages.
Le travail de tg STAN est là, indéniable, palpable, remarquable même mais ne nous maintient pas moins dans une forme assez frustrante d’indifférence…
© Koen Broos
Le spectacle se joue au théâtre national de la Colline du 2 au 20 décembre 2015.