©Nabil Boutros
Adel Hakim propose une mise en scène de La Double Inconstance originale par son métissage culturel et son actualisation sociale mais cette lecture pour le moins atypique de la pièce de Marivaux ne va pas jusqu’au bout de ses idées et le texte est trop souvent malmené par les quelques impasses et contresens pris ainsi que par ce qu’il faut bien appeler une erreur de casting.
On entre de façon très intelligente dans la pièce par le biais de tableaux, de Poussin et de Gervex, entre autres, projetés sur des panneaux qui s’offrent à la vue et à l’étude des spectateurs dès leur placement en salle. Ces peintures, qui représentent tour à tour le l’enlèvement des Sabines, la poursuite de nymphes par des satyres, le viol de Lucrèce… éclairent magistralement, par leur sensualité aussi détonnante que stupéfiante, la position particulièrement ambiguë de la femme chez Marivaux, une femme toujours pleine de force et de faiblesse devant le désir et la violence. Cette galerie picturale va faire défiler jusqu’aux portraits de femmes plus abstraits de Magritte ou cubiques de Picasso et ainsi écrire au fil du spectacle une histoire sans paroles – mais que l’on n’entend pas moins –, celle de l’ambivalence et de la complexité extrêmes du désir féminin et, plus largement, du sentiment amoureux. L’idée est forte qui met en regard ce qui est peint sur la toile avec ce qui se joue sur scène mais elle aurait pu être davantage exploitée : mis en parallèle, le théâtre et la peinture ne se croisent et ne se rencontrent véritablement que dans l’œil et l’esprit du spectateur, le seul à les considérer, vraiment, et pas en passant. On aurait aimé que les tableaux soient des personnages à part entière avec lesquels Silvia, Flaminia, Arlequin, le Prince… auraient pu dialoguer dans une interaction et une promiscuité proximité plus grandes et touchantes. Cette réserve mise à part, Adel Hakim enrichit avec ce petit Louvre notre vision du texte, mais ce n’est pas là le seul apport de sa mise en scène.
En faisant de Silvia (Jade Herbulot) et d’Arlequin (Mounir Margoum) des jeunes de banlieue farouches avec sweet à capuche et baskets aux pieds, le metteur en scène réactualise évidemment la pièce mais également sa dimension comique avec un travail sur l’articulation et le rythme du texte ainsi que sur la gestuelle aussi intéressant qu’il n’est pas dans la simple mimésis des façons de parler et de bouger de cité. On pense ici à la manière plus ou moins rappée dans le geste et la parole dont Lisette (Lou Chauvain) va vouloir faire la roue pour séduire Arlequin. Le hic, c’est qu’Adel Hakim fait le choix de ne pas retraduire dans un langage plus contemporain le texte de Marivaux, comme a pu le faire Olivier Py pour des tragédies shakespeariennes – Roméo et Juliette, Le roi Lear – ; or n’est pas Leonardo di Caprio ou Claire Danes qui veut (cf. Roméo + Juliette de Baz Lhurman) qui peuvent rendre crédible le discours châtié d’un autre temps dans la bouche de jeunes gens d’aujourd’hui vivant à la façon de gangsters. Autant le jeu de Mounir Margoum est excellent, plein d’allant, d’aisance et de classe, et permet de passer au-dessus de cette incongruité que l’on ne ressent d’ailleurs pas avec lui, autant celui de Jade Herbulot est trop médiocre pour y parvenir. L’actrice est effectivement grandiloquente et fausse de bout en bout, manquant autant de naturel quand elle se veut sauvage que de rondeur lorsque, radoucie, elle se convertit aux manières de la haute. Si les autres acteurs, et Mounir Margoum en particulier, ont le charisme suffisant pour faire oublier ce mauvais jeu, ce dernier n’est pas sans répercussion, qui nuit effectivement à la crédibilité de l’engouement du prince (Frédéric Cherboeuf) pour Silvia. Hors ce choix hasardeux concernant la distribution, on regrettera tout de même que ce motif de la banlieue se perde vite pour se fondre dans celui de la mafia italienne portée par Malik Faraoun (Trivelin). On connaît la fascination de certains jeunes banlieusards pour Tony Montana mais il est dommage de voir dans l’ascension de Silvia et Arlequin si peu de désintéressement. Si Adel Hakim pense, comme d’autres metteurs en scène avant lui, Flaminia (Irina Solano) en Madame de Merteuil bis et le Prince en alter ego de Valmont, on note ici que leur liaison dangereuse est consommée – ce qui rend incompréhensible cette volonté du Prince de voir Silvia l’aimer sincèrement –, et l’on réalise aussi que l’élève Arlequin dépasse bien vite et bien consciemment ses maîtres, qui, transformé en don Juan, ne semble pas obtenir au baisser de rideau les seules faveurs de Flaminia. Ce faisant, on perd la saveur de ce mystère autour des motivations des uns et des autres dont on ne saurait arrêter tout à fait la raison (amour ? intérêt ? les deux ?) même si l’on veut bien entendre que Marivaux n’est pas un romantique et que plus que le sentiment, c’est la société qui semble devoir imposer chez lui ses alliances et mésalliances pour pouvoir se renouveler et perdurer (cf. Le jeu de l’amour et du hasard).
En dépit de ces bémols, cette Double Inconstance n’en est pas moins séduisante à bien des égards, grâce notamment aux excellentes prestations de Mounir Margoum et d’Irina Solano et à l’excentricité piquante de Lou Chauvain. On s’étonnera malgré tout que les metteurs en scène veuillent toujours adjoindre au texte de Marivaux un sens caché ou une explication, parfois capillotractée, à l’instar de celle proposée par Anne Kessler à la Comédie-française, qui restreignent toutes les subtilités et ambiguïtés qui font sa force, une force telle qu’elle résiste, heureusement, à ce qui va contre.