© Pascal Victor
Quelle déception ! Ce spectacle promettait beaucoup pourtant : un personnage légendaire, de grands auteurs, un metteur en scène renommé, une actrice–star… jusqu’au titre attirait par ce pluriel savamment mis entre parenthèses et semblant signifier qu’une même figure, celle de Phèdre, que Racine a si bien su immortaliser et nous rendre familière, allait se trouver démultipliée ou déclinée en autant de facettes que de textes mis en scène : Une chienne de Wajdi Mouawad, L’Amour de Phèdre de Sarah Kane et Elizabeth Costello de J. M. Coetzee. Trois Phèdre réunies en un spectacle donc ? Non, pas l’ombre d’une en fait tant celle qui l’interprète ne parvient à l’incarner, à la dire, à la représenter… à se faire oublier en somme. Isabelle Huppert ne convainquait pas, déjà, dans Les Fausses Confidences, mais elle était au moins portée par un texte à la mécanique du rire bien rodée et son personnage d’Araminte trouvait tout de même sa place sur scène. Ici, elle ne convainc pas du tout, du tout. Malgré une scénographie qui se veut grandiose, des scènes trash et obscènes à souhait, des textes forts, il ne se passe rien ou si peu, si furtivement, si laconiquement pour un spectacle de plus de trois heures où la passion doit se montrer, d’une façon ou d’une autre, dévorante et la catharsis – la fameuse –, opérer un minimum. La mise en scène de Krzysztof Warlikowski ne nous fait éprouver qu’un sentiment, celui du vide.
Une chienne de Wajdi Mouawad
© Pascal Victor
Quand on entre dans la salle, la démesure de la cage de scène surprend et intrigue… mais très vite le soufflet retombe, avant même qu’Isabelle Huppert n’intervienne en flamboyante Aphrodite d’ailleurs. La raison en est simple. On cherche déjà l’émotion dans ce prologue arabisant où Norah Krief, accompagnée à la guitare par Grégoire Léauté, chante très bien mais peine, tout comme la danseuse Rosalba Torres Guerrero, à nous ensorceler et à recréer la chaude ambiance des toiles orientales d’un Delacroix ou Ingres. L’espace scénique, immense, rend sans doute impossible une atmosphère de boudoir feutré qui eût préparé au mieux la venue de la déesse de l’amour. Adieu donc luxe, calme et volupté et pour longtemps car la Vénus que joue l’actrice est plus exubérante que charmante, plus clinquante que captivante, plus vulgaire que solaire.
Après une entrée en scène réussie, qui frappe comme une apparition, Isabelle Huppert se veut tour à tour provocante, désirable, affable, cynique, forte, cruelle en Aphrodite puis démunie, perdue, folle furieuse, en perte d’équilibre en Phèdre éprise de son beau-fils mais tout sonne faux. On ne croit à rien, ni à ses emportements, ni à ses cris de détresse, ni à sa perturbation psychique et destructrice ; elle ne trouve pas le chemin de l’authenticité ni même le moyen de rendre sa voix audible en dépit de sa sonorisation. Or, hors d’elle, point de salut tant la pièce repose sur ses seules épaules. Pour nous enthousiasmer, l’on ne peut en effet guère compter sur la performance d’une Norah Krief en Œnone bien silencieuse et absente ou sur celle encore de Gaël Kamilindi, un Hippolyte très investi mais rendu distant par la caméra qui fait bien trop souvent écran entre lui et nous et plus largement, entre la scène et nous. Tout le drame se noue ici par projections murales interposées et, loin de le grandir et de le sublimer, ces aplats filmiques en noir et blanc lui enlèvent toute sa chair et sa force transgressive ; trop esthétisé, il paraît aseptisé. Krzysztof Warlikowski lâche ainsi la proie pour l’ombre et passe à côté de son sujet en laissant l’esthétique cinématographique prédominer. Visuellement, c’est indéniablement beau mais le théâtre, ce spectacle dit vivant mais dévitalisé ici par cet espace trop grand, trop blanc, si peu et si mal habité, nous manque terriblement.
L’Amour de Phèdre de Sarah Kane
© Pascal Victor
Si le texte de Sarah Kane est mieux servi par une Isabelle Huppert plus inspirée et moins seule aussi, c’est au tour des interprètes d’Hippolyte et de Strophe (la fille de Phèdre) de mécontenter douloureusement. Andrzej Chyra, trop occupé sans doute à rajuster ses mèches pour articuler, n’est pas compréhensible et joue un Hippolyte du même cru, au point que sa complexité, bien lisible dans le texte de la dramaturge anglaise, nous intéresse passablement. Agata Buzek (Strophe), quant à elle, fait illusion un temps ; rendue tout d’abord énigmatique, par son mutisme et sa géméllité physique avec Isabelle Huppert, elle trouble ; mais la magie se rompt ensuite dès qu’elle parle, tant elle se met à l’unisson d’Andrzej Chyra pour baragouiner et manque de charisme. Il n’y a guère qu’Alex Descas qui en Thésée, en médecin ou en prêtre, tire son épingle du jeu ; même si on peut lui reprocher une certaine raideur, ce qu’il dit sonne du moins juste.
Au-delà du jeu des acteurs, il y a de belles trouvailles scénographiques qui empruntent au cinéma, une fois encore, et qui mettent, une fois encore, le spectateur à distance mais sans pour autant, cette fois, occulter complètement le jeu théâtral. On fait ainsi dire les didascalies finales à Isabelle Huppert qui, à l’avant-scène, bien visible, incarne en quelque sorte une voix off. On pourrait craindre qu’elle ne fasse que sous-titrer inutilement le jeu des autres comédiens mais des écarts bienvenus entre le dire et le faire évitent cet écueil et atténuent nos inquiétudes. On est même séduit par endroits du ton catastrophé et quelque peu faussement étonné sinon ahuri de l’actrice. Cela ne nous rend pas dupe pour autant de l’artificialité de cette seconde vie octroyée à la comédienne dont le personnage vient de mourir et cela n’est pas sans nous faire penser à l’Antigone d’Ivo van Hove où Juliette Binoche survit également à son personnage, ne pouvant accepter que la pièce puisse se dispenser d’elle…
La référence à Psycho d’Alfred Hitchcock apparaît également judicieuse même si elle n’est pas aboutie. Dans une cage de verre qui figure la chambre d’Hippolyte, se trouve une télévision où passe en boucle la célèbre scène du meurtre de Marion Crane (Jane Leigh) dans la cabine de douche. Les deux scènes se font écho au-delà de leur proximité par la reprise de motifs identiques (les carreaux) et par leur simple cohabitation en présentant une même violence : celle exercée sur une femme par un homme qui en ignore superbement le corps dénudé présenté en objet de désir mais celle aussi, à un autre niveau, d’un metteur en scène vis-à-vis d’une actrice dont il veut casser l’image. Dommage que cet écho ne soit pas plus retentissant, le cinéma ne trouvant pas le répondant nécessaire dans la mise en scène qui est faite du texte de Sarah Kane, si ce n’est dans la violence exercée sur le texte lui-même, qu’on torture, triture, « friture » même horriblement, du fait des acteurs qui le rendent inintelligible et de cette bande son imposante qui finit pas agacer au lieu de rythmer et de dramatiser l’action.
Le retour à la danse arabe, sans que l’on comprenne bien pourquoi sinon pour faire transition et lien entre les Phèdre jouées, opère, involontairement peut-être, un dernier clin d’œil cinématographique pour le spectateur. On ne peut s’empêcher de penser en effet à cette séquence finale, bien trop longue, de La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche, où Rym (Hafsia Herzi) entre en transe dans une danse censément érotique et hypnotique. Ici, la longueur y est, l’éros moins. On quitte ainsi Sarah Kane comme on avait quitté Wajdi Mouawad, frustré par le peu d’éclairage qu’apporte la mise en scène et par l’idée que le texte lu est plus fort que le texte joué.
Elizabeth Costello de J. M. Coetzee
On croit enfin le spectacle sauvé par cette interview entre Elizabeth Costello (Isabelle Huppert) et le maître de conférences (Andrzej Chyra) pour lequel les acteurs, adoptant le ton de la conversation, jouent avec plus de naturel et de légèreté. Il est vrai qu’ils peuvent ici plus librement bafouiller et sans doute improviser… il n’en est pas moins vrai aussi que leur diction demeure problématique et que l’on tourne vite en rond dans ce jeu de questions-réponses. Isabelle Huppert, au fil des réparties de son personnage, offre toujours au public les mêmes expressions et haussements d’yeux et ne fait guère progresser son personnage au point qu’il en devient caricatural. On est alors heureux de la voir changer de registre quand elle entame la fameuse tirade dans laquelle Phèdre avoue à Œnone son amour pour Hippolyte dans la tragédie de Racine. L’attente était forte et la déception pas moindre. Ce qui devait figurer l’apogée est un massacre. L’alexandrin, le sens, la justesse, tout est malmené. Isabelle Huppert amorce sa tirade dans une frontalité avec le public qu’elle ne peut guère soutenir manifestement, prenant la fuite à l’arrière-scène et préférant vociférer que proférer et feindre plutôt que vivre l’émotion attachée aux vers raciniens, des vers qu’elle détricote sans pitié au lieu d’en faire sonner les douze coups fatals.
Épilogue
C’est une longue et éprouvante soirée que cette représentation de Phèdre(s) ou plutôt d’Isabelle(s) car après tout, qui a-t-on vraiment vu sur scène ? D’aucuns disent au sujet de ce spectacle, à l’instar d’Arnaud Laporte (journaliste à France Culture), qu’Isabelle Huppert est « la raison # 1 de venir le voir » et dans ce cas, l’attente ne saurait être trompée effectivement. Même si c’est oublier un peu vite les quelques « petites » raisons que sont le mythe de Phèdre, les auteurs ou le metteur en scène, à y repenser de plus près, M. Laporte est dans le vrai. Isabelle Huppert est bien la seule raison d’aller voir cette pièce – au vu de ce qui est restitué du mythe et des auteurs par Krzysztof Warlikowski – ; ajoutons tout de même qu’elle est également – au vu de ce qui est restitué du mythe et des auteurs par Krzysztof Warlikowski – la raison première de la fuir.