© Sébastien Mathé
Pretty Yende est, en Lucia di Lammermoor, égale à elle-même. Elle illumine la scène par sa fraîcheur, sa générosité, sa voix cristalline et son jeu habité, autant de qualités dont elle avait déjà fait montre à l’Opéra Bastille dans Il Barbiere di Siviglia mis en scène par Damiano Michieletto. Dommage que les faiblesses de la mise en scène et de la distribution d’Andrei Serban ne s’éclipsent tout à fait devant sa prestation magistrale.
Andrei Serban donne effectivement dans la mise en scène virile et foisonnante qui non seulement sied mal au drame très intérieur qui se noue chez les personnages de l’opéra de Gaetano Donizetti mais se révèle par ailleurs peu compréhensible et sensée. Sans doute s’agit-il ici de figurer l’asservissement de la femme par l’homme mais était-il besoin de plonger Lucia au milieu d’acrobates, d’hommes en haut de forme (les chœurs) qui leur jettent de l’argent ou lisent le journal et de militaires – au lever du lit qui plus est – quand ce joug, même hérité d’une tradition sexiste et patriarcale, est le fait d’un seul homme dans la pièce, Enrico, le frère aîné de Lucia ? Cette représentation massive de la gent masculine est d’autant plus problématique qu’elle ne semble là que pour amuser la galerie et nous divertir, dans l’acception la moins positive du verbe. Beaucoup trop de mouvements et d’accessoires nous détournent de ce qui est véritablement en jeu sur scène, comme ces sauts et autres acrobaties, dans les premiers tableaux, qui rendent quasi inaudibles Artur Ruciński (Enrico), Yu Shao (Normanno) et Rafal Siwek (Raimondo) ou encore ces cordes présentes lors de la première rencontre entre Lucia et son amant Edgardo (Piero Pretti) qui ne symbolisent rien de bien clair et ne servent pas même le jeu amoureux, au point qu’on peut les croire uniquement pensées pour occuper l’espace et l’esprit (autrement dit notre regard). Les duos amoureux et « fraternels » que forment tour à tour Lucia et Enrico d’une part et Lucia et Edgardo d’autre part perdaient ainsi en intensité si le jeu de Pretty Yende n’était aussi charismatique et ne focalisait l’attention sur lui.
Ils sont superbes mais trop rares, ces moments plus simples où l’on prend un peu de hauteur – dans tous les sens de l’expression (on pense notamment à l’escarpolette ou à ces chemins de bois ou de ronde qui permettent d’élever quelque peu nos personnages et, partant, leur drame) – et où l’attention se concentre sur les protagonistes au lieu d’être rendue diffuse par des objets, déplacements et tourbillonnements vains. Le dernier tableau, d’une grande sobriété par rapport aux précédents, est de fait le plus marquant. La carcasse mortuaire érigée à partir des ponts et passerelles de bois qui naguère réunissaient les amants dit avec force et profondeur le tragique qui s’est noué et scellé dès le début par leur déclaration d’amour.
© Sébastien Mathé
Hors la scénographie, les relations entre frères et amants sont étonnamment mises sur un même plan, celui du rapport de force. Qu’Enrico malmène quelque peu Lucia qui non seulement aime son pire ennemi mais refuse encore d’épouser Arturo (Oleksiy Palchykov) qui pourrait le sauver, passons – même si l’on pouvait aussi l’imaginer la prenant par les sentiments plutôt que par les cheveux – mais que Lucia manifeste l’envie de le tuer quand elle exprime le souhait de mourir, ou rejette violemment le portrait de sa défunte mère, qu’elle est supposée pleurer, cela passe l’entendement. On observe aussi, dès le premier acte, qu’Edgardo repousse à plusieurs reprises Lucia et va, pensant à la haine qu’il voue à Enrico, jusqu’à la jeter à terre alors qu’ils se disent leur amour… C’est peut-être là la manière subtile, pour Andrei Serban, de représenter la folie naissante de Lucia et la tyrannie masculine qu’elle subit mais elle manque dommageablement de cohérence et verse même dans le contresens à l’instar de cette scène, tout à fait lisible, elle, où Lucia signe le contrat de mariage avec ce voile de la soumission sur la tête et la main guidée par celle de son frère. Pourquoi refuser à Lucia de signer seule son propre arrêt de mort et s’efforcer ainsi d’atténuer sa culpabilité ? N’est-ce pas le propre des personnages tragiques, s’ils ne sont pas responsables, d’être bel et bien coupables par des dilemmes qu’ils ont eux seuls, en toute conscience, tranché ? On pense ici à cette mise en scène de Samson et Dalila par Damiano Michieletto qui laisse entendre que Dalila n’a pas nui à Samson délibérément mais y a été poussée. Andrei Serban, par ce choix scénique, va peut-être même à l’encontre de la dénonciation qu’il prétend faire de l’assujettissement de la femme par l’homme, ôtant au personnage éponyme la décision qu’elle a prise et qu’elle aurait pu ne pas prendre malgré la pression exercée sur elle. Ce n’est véritablement qu’à la fin, quand on sera revenu à plus de simplicité dramaturgique, que les relations entre les personnages sembleront également plus conformes à l’esprit de l’œuvre originale de Donizetti.
Heureusement, la musique sait dès les premières notes nous ravir et nous intéresser à l’intrigue. La direction musicale de Riccardo Frizza est d’une tenue remarquable ; d’une main ferme et efficace, le chef d’orchestre met en effet tout le monde au diapason. Les ensembles, chœurs, duos sont très harmonieux mais c’est Pretty Yende qui éclate ici et donne toute la mesure de son talent. Elle est superbement l’amante, la veuve, l’inconsolée, le soleil noir de la triste folie et pourtant, elle règne, en toute modestie, sur la scène : loin de mettre à son service la musique, c’est bien elle qui la sert. Son duo avec la flûte traversière est à ce titre édifiant : l’instrument devient voix et la voix instrument. En quelques instants, une très belle définition de la musique opératique est donnée. Face à elle, difficile effectivement de briller, à l’instar de Piero Pretti (Edgardo) qui s’il a du coffre et passe facilement les notes, manque terriblement de caractère. Artur Ruciński (Enrico) a toutefois un timbre nasal singulier qui surprend et capte notre attention et Gemma Ní Bhriain (Alisa) a une voix aussi belle que profonde mais que son rôle très secondaire ne permet pas suffisamment d’entendre. Tous jouent par ailleurs très bien en dépit de la direction d’acteur donnée.
Ce Lucia di Lammermoor, mis en scène de façon inégale et souvent peu pertinente par Andrei Serban, reste de belle facture mais vaut essentiellement pour la prestation de Pretty Yende.