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On entre difficilement dans ces Français, adaptation théâtrale de La Recherche de Marcel Proust par Krzysztof Warlikowski et Piotr Gruszczyński, mais passée la première zone de turbulences, on apprécie la mise en scène, pleine d’audace et de caractère, de Warlikowski. L’adaptation, s’étant libérée du carcan du texte originel, fait ici œuvre singulière ; loin du calque fidèle, classique, elle lui répond au lieu de le mimer ; elle offre un point de vue personnel et non plus un « simple » compte rendu et tient pleinement compte des spécificités du théâtre (ces paroles, ces corps et ces images qui disent le récit voire priment sur lui). Cette adaptation n’est pas sans défauts mais au regard de celles produites récemment par Ivo van Hove (cf. The Fountainhead) ou par Jean-Pierre Baro (cf. Disgrâce), pour ne donner que ces deux exemples, un seul mot nous vient : enfin !
Les premières minutes déstabilisent, certes. Il y a effectivement dans le premier tableau une indistinction des personnages qui sont tous élégamment vêtus de noir, tous plongés dans la pénombre, tous sonorisés et donc très peu spatialisés étant donné leur proximité (on ne cerne pas toujours bien qui parle). Leur entrée en scène est du plus bel effet pourtant et capte notre attention : transportés dans un « jardin d’hiver » sur roulettes qui, dans un lent mouvement latéral, s’avance sur le plateau, ils font tout de suite impression. On réalise vite, au fil de ses réapparitions, que ce « jardin d’hiver » figure un miroir aux alouettes, une cage dorée qui enferme les personnages de la haute dans une tour d’ivoire érigée par leurs préjugés rances et par leur sentiment de supériorité de classe sur les autres, une cage vitrée qui, telle une serre, expose donc des plantes à la fois peu et bassement ordinaires… Mais dans ce début de spectacle où la cacophonie et la confusion règnent, ce « jardin d’hiver » nous exclut surtout de cette première coterie des Guermantes et nous débarque quelque peu du train avant même qu’on s’y soit installé, nous contraignant d’autant plus, ensuite, à davantage d’efforts pour le prendre en marche que le second tableau, Charles Swann (Mariusz Bonaszewki) en Alfred Dreyfus, nous décontenance et achève de nous rendre perplexes.
Heureusement, la scénographie toute belle d’étrangeté nous happe et ces mots que l’on entend (« l’indifférence, ce n’est pas ne pas regarder mais ne pas ressentir ») finissent par résonner en nous de la meilleure des façons quand la force de la proposition esthétique nous frappe : il n’y aura pas de récit clair et linéaire mais le refus du superficiel au profit de l’essentiel. De fait, les coupes opérées dans La Recherche sont franches et les écrans qui égrènent les titres des romans qui la constituent sont des points de repère qui souvent nous désorientent : les romans se succèdent sans ordre et sont assez méconnaissables tant leur transposition sur scène se veut partielle et partiale. C’est que Krzysztof Warlikowski fuit le superflu pour ne se consacrer qu’à ce qui fait sens pour lui dans l’œuvre de Proust, qu’à ce qui y est pour lui important et proéminent. Ce dialogue introspectif qui s’instaure entre le romancier et le metteur en scène sort le spectateur de sa zone de confort et le trouble, c’est incontestable ; ce dernier peut même se sentir peu concerné par la représentation de ce lien de l’ordre de l’intime mais les angoisses et les obsessions qui affleurent face à l’antisémitisme, l’homophobie et le racisme assumés par bien des personnages de Proust, ne peuvent tout à fait laisser indifférent, ni sur le fond, ni sur la forme, comme lorsque le narrateur (Bartosz Gelner), le jeune Marcel, se lance, dos tourné au public, dans un monologue qui décrit le sentiment d’indignité des « solitaires » (les homosexuels) et condamne l’hypocrisie des doubles vies et discours. Cette scène – et bien d’autres par la suite – nous touche aussi par ses accents hopperiens, avec cette lumière blafarde, ces vitres qui laissent apparaître un bar et une solitude si prégnante (on pense notamment au célèbre tableau Nighthawks) telle que celle du personnage de Swann, allongé sur son lit (cf. Morning Sun). La scénographie, plus transparente mais pas moins intéressante et intrigante, est aussi très forte quand il est question d’amour et de sexe (il est en fait toujours question de ces pierres de voûte des relations humaines) : la musique et la danse sont ainsi mises à contribution pour faire tomber les masques via des parades sensuelles atypiques qui font craquer les vernis petit-bourgeois et aristocrate des personnages proustiens ; la vidéo joue également ce rôle avec la projection de triptyques très éloquents pour représenter l’empire des sens et du désir, qu’ils diffusent des baisers, des orchidées, des hippocampes, ou pour mettre au jour des sentiments plus éthérés et élevés quand la caméra se focalise sur la duchesse de Guermantes (Magdalena Cielecka), qui par son sentimentalisme, s’extirpe du cynisme de classe qui l’environne et se démarque.
On peut toujours chercher à comprendre et à débrouiller la densité du spectacle proposé mais l’invitation à le vivre en se laissant porter par son intensité est toutefois rendue assez explicite par l’irruption de l’absurde et du grotesque, dans les passages chantés en particulier, et par les décalages et les ruptures de tons et de sons opérés – on pense ici à l’utilisation et à l’interprétation qui sont faites du morceau Also sprach Zarathustra de Richard Strauss, musique qui est maintenant devenue indissociable d’une épopée moderne dans l’espace ; on pense encore à cette caméra infra-rouge qui « couvre » le théâtre de la première guerre mondiale. On retrouve ainsi ce qui s’apprécie beaucoup chez Proust, la profondeur derrière la légèreté et les petits riens, l’amusement malgré le sérieux et l’horreur des rapports humains. Cette mise en scène se vit comme un poème mallarméen et il y a effectivement de très belles images et un lyrisme qui sait nous transporter à l’exemple de cette Pièce pour violoncelle de Paweł Mykietyn jouée par Michał Pepol ou de cette tirade de Phèdre, celle de Racine, incarnée par Agata Buzek (on est ici bien loin de la vacuité sans nom de Phèdre(s), la précédente mise en scène de Warlikowski…). Les comédiens sont à ce titre d’excellents rhapsodes ; on voit, par leur charisme et ce qu’ils dégagent pour certains de magnétisme, combien ils adhèrent complètement à la lecture de Warlikowski et cela contribue à nous y faire également adhérer. Si on regrette que cette poésie, à l’image d’un bateau ivre, ait ses moments de bégaiement, de ronronnement et d’égarement même – la sensation de tourner en rond point par endroits –, on n’en aime pas moins cette impulsion vers la nouveauté et la libre dérive d’un imaginaire intérieur que le metteur en scène donne à ces Français et qui ne peut nous laisser totalement sur notre faim tant elle nous interpelle et nous travaille bien au-delà du « rideau » de fin.