© Michèle Laurent
Qu’elle soit fantasmée, fictionnelle ou réelle, la mort est représentée, dans L’Asticot de Shakespeare, sous toutes ses coutures et dans tous les tons et demi-tons même – la musique accompagnant savamment les mots déployés pour l’appréhender, des mots parfois philosophiques, des mots souvent crus, des mots toujours poétiques ou rendus tels. Le sujet pourrait être éminemment sinistre mais il n’en est rien ici ; sans nous faire perdre de vue le grave et le glauque de cette fin de vie tant redoutée, Clémence Massart, auteur et interprète du spectacle, l’aborde de façon lumineuse et légère – à une sonnerie aux morts près. Les textes empruntés à Shakespeare, comme l’indique le titre, et à bien d’autres encore plus ou moins connus et attendus (Baudelaire, Giono, Caubère, Jankélévitch, Caussimon, Cunningham) forment une anthologie extravagante – au sens étymologique du terme – et sont autant de saynètes dans lesquelles Clémence Massart, fantasque, se fond dans divers rôles à coups d’accents et d’accessoires. Son talent de conteuse et de comédienne éclate ainsi, jusque dans ces moments où, entre chaque tableau, elle se change et qui nous font quelquefois « sortir » de la pièce : une fois réincarnée, par sa présence et sa prestance, elle nous y replonge en une fraction de seconde effectivement ; cette attente devient dès lors très vite impatience et désir de la suite et cette faiblesse de la mise en scène de Philippe Caubère, devient, en quelque sorte, une force.
De fait, Clémence Massart impressionne et nous tient en respect, littéralement, tant elle tient bien son sujet, un sujet qui n’est peut-être pas moins la mort que l’art théâtral, que cette capacité à représenter à la fois ce qui n’est pas et ce qui est, à donner l’illusion du réel tout en disant le vrai. Son jeu habité, son énergie, sa drôlerie, sa maîtrise couplée à de l’audace font ici merveille et saisissent tout autant que les textes convoqués. On cherche en vain sa voix et son corps dans ces voix et corps qu’elle investit, interprète ou plutôt, ingère et dévore, en bon ver de terre, pour les faire totalement siens. Son théâtre, fait de bric et de broc, de cartons et de postiches, sans tréteaux et presque sans rideau et coulisse, a le plaisant de l’artisanal et de la belle ouvrage sans esbroufe. Partant bille en tête dans un périlleux bal costumé et un chant anglais qui, en France…, ne l’est pas moins – ainsi commence le spectacle –, elle ne craint pas de déplier la panoplie du clown, dont elle porte le masque blanc, pour figurer le sérieux des textes. Ceux-ci sont déjà éminemment riches mais elle les nourrit superbement de sa personnalité, de ses clins d’yeux à une actualité brûlante, de ses métempsychoses métamorphoses en Sarah Bernhardt ou Sacha Guitry (pour ne citer qu’eux) déclamant du Baudelaire et de sa musique entraînante avec ces accordéons qui ne l’ont pas quittée depuis La Vieille au Bois Dormant (un tour de chant aussi grinçant et cynique que réjouissant et savoureux) et ces cuivres si exigeants en souffle mais si festifs quand ils ne retentissent pas, lugubres et solennels, pour rendre hommage à ceux qui sont tombés pour la patrie.
Cet Asticot de Shakespeare, évoquant la mort, nous fait ressentir plus qu’agréablement la fuite du temps – c’est que l’heure et demie que dure le spectacle passe vite – et n’étant plus à un paradoxe près, l’on applaudit avec joie à cette célébration de la vie qu’est ce divertissement pascalien donné par Madame Massart.