© Christophe Raynaud de Lage
Krystian Lupa nous offre plus de trois heures d’un très beau cinéma avec cette plongée dans le noir qu’est Place des Héros de Thomas Bernhard. Conçue comme une valse à trois temps, la pièce, fresque d’une histoire intime et universelle à la fois, nous entraîne dans toute la diversité, la difficulté et la dureté des rapports humains et nous étourdit par la force de ses silences aussi expressifs et éloquents que la parole théâtrale rendue performative par la finesse et le charisme de comédiens hors pair. Ce qui est dit est et touche au cœur dans une mise en scène particulièrement léchée qui parvient à nous ancrer dans un réel esthétisé, via des projections murales notamment, mais d’une justesse incroyable.
Les bonnes
Dès l’ouverture, nous sommes saisis par ce très beau silence, tenu superbement et sans esbroufe par Toma Vaškevičiūtė (elle incarne Herta) et dont la voix, quasi sépulcrale, fera aussi merveille par la suite. La lumière traversant l’obscurité, la bande son pleine de la rumeur des rues, ces chaussures en ordre de marche vers la mort, tout concourt à donner à ces premiers instants une forte intensité. Le fantôme du professeur Schuster, qui s’est défenestré, hante la scène et ses employées, la gouvernante Mme Zittel (Eglė Gabrėnaitė) et Herta, en proie à l’incompréhension et au ressassement des erreurs du passé ainsi qu’à une rivalité sourde au sujet du défunt dont elles dressent en creux le portrait d’un être tyrannique dans un panégyrique improbable et émouvant. Eglė Gabrėnaitė et Toma Vaškevičiūtė ont cette qualité de jeu qui leur permet de manifester toute l’ambivalence et la complexité des personnages qu’elles interprètent. Entre amour et détestation, complicité et jalousie, les relations qu’entretiennent Mme Zittel et Herta se nouent et se crispent avec beaucoup de subtilité. Une main dans le dos comme prête à poignarder, une porte que l’on ferme et rouvre finalement dans une rébellion larvée, des rapprochements suspendus au bord des lèvres… les gestes des deux femmes en disent sans doute bien plus que leurs discours qui ne consistent pour chacune d’elles qu’à s’enfermer et se conforter dans la vérité de leur vanité. La parole de Mme Zittel, en particulier, s’apparente à un long soliloque s’efforçant de ressusciter le maître qui lui a donné l’impression d’être celle qui gouverne et non pas la fonction d’une simple gouvernante. La direction d’acteurs de Lupa est à ce titre remarquable qui éclaire intelligemment le texte de Thomas Bernhard et, par ricochet, bien d’autres. On retrouve ainsi le jeu de rôle sado-masochiste auquel se livrent Claire et Solange dans Les Bonnes de Genet et avec lui, toute la question de la lutte des classes et celle de la perversion au sens propre du terme qui retourne les valeurs et aboutit, ce faisant, à l’acceptation du joug et à la nostalgie d’une tyrannie qui a su gratifier pour mieux subsister et soumettre.
Candide… et les mistrals gagnants
Le deuxième mouvement de la pièce offre au public une belle frontalité des personnages, avec des comédiens plus proches de lui et, qui, sur un banc, lui font face, avec une pénombre et une brume également qui se disperseront au profit d’une lumière de plus en plus aveuglante au fil des vérités presque jetées à la figure des spectateurs malgré la bonhomie de celui qui les assène, Robert (Valentinas Masalskis), le frère de feu le professeur, en s’adressant à ses nièces, les filles du défunt, Anna (Viktorija Kuoditė) et Olga (Eglė Mikulionytė). La scène se déroule alors près d’un cimetière et si l’on n’a pas vu l’inhumation de Schuster, on assiste quasi médusé à l’enterrement, sans tambours ni trompettes, de l’insouciance. La mémoire du professeur Schuster dont les filles achèvent un portrait assez sombre de père absent et intransigeant rappelle effectivement des souvenirs terribles ayant trait à l’Anschluss et à la persécution des Juifs par les nazis ; or, pour Robert et Anna, ce passé n’est pas révolu et il suffit au vieil oncle de soulever le pan d’une bâche et non plus celui de l’Histoire, pour le constater : les croix gammées perdurent et la société n’a pas tourné la page génocidaire, elle semble au contraire toujours près d’y commettre quelques lignes nouvelles. Robert, qui se dit si philosophe qu’il peut écouter Beethoven sans penser aux nazis au Reichstag, nous apparaît aussi placide que le nègre de Surinam dans Candide et ce fatalisme fait naître une révolte autrement plus forte sans doute que celle qui couve chez Anna. Le stoïcisme de Robert qui quitte très simplement la scène après avoir déclamé une sentence aussi dure à entendre que sans appel sur l’homme et d’une virulence propre à provoquer une commotion chez le spectateur (la performance de Valentinas Masalskis est de très haute volée) met à nu l’humanité. On réalise ici combien il n’est pas si simple de s’asseoir sur un banc « cinq minutes » et regarder les gens, la vie, le soleil… « tant qu’y en a ».
Les mouches et la peste
Dans la dernière partie, nous revenons place des Héros et croyons que la vie, malgré tout, se poursuit. Il n’en est rien tant le divertissement pascalien bat son plein. On s’amuse, on s’oublie, on se perd dans des discussions qui paraissent bien futiles, surtout quand elles concernent les amours et attitudes jugées extravagantes de Lukas (Arūnas Sakalauskas), le troisième enfant de feu Shuster, mais on a toujours à l’esprit la parole de Robert. La mise en scène de Lupa dégonfle de fait les baudruches, celles de Mme Zittel et de Herta dont l’importance revendiquée tantôt se réduit comme peau de chagrin quand on les voit occupées au service des convives de leur maîtresse Hedwig (Doloresa Kazragytė) et celles des conversations de salon quand elle exhibe la solitude de la veuve du professeur au milieu du bruit de ses hôtes. Lupa suscite effectivement chez nous de l’empathie pour elle en nous faisant adopter son point de vue, en nous faisant écouter sa souffrance, plutôt, qui prend racine dans des acouphènes d’un genre nouveau que d’aucuns rattacheraient aux serpents des Érinyes qui sifflent au-dessus de la tête d’Oreste et d’autres aux mouches sartriennes car il s’agit ici des cris de la clameur d’une foule en liesse accueillant Hitler, place des Héros, au lendemain de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, des cris dont Hedwig n’arrive pas à se défaire et qui la mettent au supplice dans cet appartement qui surplombe la place fatidique. On entend bien alors le drame atrocement indicible qui se joue en son for intérieur et, par la grâce du théâtre de Bernhard et la mise en scène de Lupa, dans le nôtre.
Fermer la fenêtre et rester sourd est dès lors impossible quand on nous rappelle avec une si grande force, une fois encore, que la peste brune reste toujours là, tapie dans l’ombre.
Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses, à admirer que de choses à mépriser.
Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins.
Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.
Albert Camus, La Peste, 1947.