© Tristan Jeanne-Valès
Le tragique, le comique, l’absurde mais surtout la poésie de la pièce de Beckett, tout y est ! et sans autre esbroufe ni artifice que l’expressivité d’une parole tour à tour et à la fois légère, drôle, résignée, grave et forte. La mise en scène tricéphale y est sans doute pour quelque chose ; croisant les regards, les lectures et les sensibilités de Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Marcel Bozonnet, elle embrasse à bras le corps toutes les dimensions clés de l’œuvre, sans nivellement ni saupoudrage, grâce à la qualité de la distribution et de la direction des acteurs.
Si l’on retrouve le théâtre de Beckett, on le redécouvre aussi – tout y est donc, et plus encore. L’accent africain de Michel Bohiri et de Fargass Assandé, les interprètes de Vladimir et Estragon, éclaire en effet d’un jour nouveau la pièce car il fait de ses protagonistes des étrangers, non plus au sens de personnes inconnues ou qui ne sont pas du coin mais de personnes qui n’ont pas les mêmes origines, qui, venant d’ailleurs, n’ont pas la même nationalité voire la même culture.
Estragon (vivement). – Nous ne sommes pas d’ici, monsieur.
Pozzo (s’arrêtant). – Vous êtes bien des êtres humains cependant. (Il met ses lunettes.) À ce que je vois. (Il enlève ses lunettes.) De la même espèce que moi. (Il éclate d’un rire énorme.) De la même espèce que Pozzo ! D’origine divine !
Ainsi, quand Pozzo (Marcel Bozonnet) s’adresse aux deux compères, les mots n’ont plus tout à fait la même portée, ni la même résonance. Ainsi, les motivations de Didi et Gogo pour attendre, chaque soir et quasi sans espoir, Godot, perçu comme le grand bienfaiteur, ne se comprennent plus de la même façon. On pourrait penser que cette africanité appauvrit le sens de la pièce en le restreignant à la question de la migration, elle l’enrichit au contraire puisque la dimension politique n’enlève rien à ce que l’on sait d’En attendant Godot et que cette précision du propos, nous renvoyant à des images bien trop familières de migrants désespérés au point de tout tenter pour atteindre les rives d’une Arcadie illusoire, permet justement de nous identifier plus facilement à Vladimir et Estragon.
Cet accent nous fait aussi écouter le texte autrement ; il lui donne du poids, une belle intensité et une mélodie inouïe, mélodie elle-même relayée par celle de Pozzo et Lucky (Jean Lambert-wild) qui chantent et déclament plus qu’ils ne parlent et ne pensent. Le soliloque de Lucky est l’un des points d’orgue du spectacle tant il est simplement sublime de fantaisie et de poésie, de sérieux et d’humour. Chez tous les acteurs, Il y a un vrai art de la ritournelle qui n’est pas tant le fait des répétitions présentes dans le texte que celui du soulignement par l’adoption d’un phrasé singulier : du « C’est vrai » d’Estragon au « Oui, monsieur » du garçon que joue Lyn Thibault en passant par « le tennis » prononcé par Lucky, chacun y va de sa petite musique et cela forme un très bel ensemble.
Au-delà de ces questions de sens et de prosodie, les comédiens habitent leur personnage et leur donnent une grande humanité. Deux acteurs touchent particulièrement, sans doute du fait de leur rôle éminemment central : Jean Lambert-wild et Michel Bohiri. Le premier fait de Lucky, par son costume, par sa déferlante langagière comme par son mutisme, un être attendrissant, un joli Pierrot, mi-chien fou, mi-marionnette ; le second a un jeu tout en nuance et en authenticité qui, tranchant avec le jeu plus figé de Marcel Bozonnet et de Fargass Assandé, met en évidence la lucidité solitaire d’Estragon, le seul personnage à s’inscrire dans un temps qui passe au lieu de se circonscrire, comme le font Vladimir, Pozzo et le jeune garçon, dans l’instant présent ; seul il garde en mémoire, les autres ne conservant aucune trace du passé et occultant l’avenir.
Tout n’est pas parfait dans cette mise en scène atypique, loin s’en faut. L’action ne parvient pas toujours à adopter le rythme si plaisant et saisissant de la parole avec des passages qui auraient gagné à être plus rapides et quelques autres, qui concernent surtout les entrées et sorties des personnages, plus lents. Le tout reste néanmoins bien agréable à voir et à entendre. On s’étonne même de ne plus trouver aussi bavarde cette pièce à laquelle on préfère la plus fine, épurée et aboutie Fin de partie.
Vraiment, quelque chose de spécial se passe sur scène et nous traverse. Cela vaut bien une « petite » plongée dans l’Aquarium de la Cartoucherie de Vincennes.