Toujours la tempête

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© Michel Corbou

Alain Françon offre une mise en scène d’une belle intensité pour ce texte narratif profondément théâtral qui, par bien des égards, rappelle la problématique de Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, les fils prodigues de l’œuvre de Lagarce ou encore la dramaturgie antique. Moi (Laurent Stocker) et, à travers lui, sa famille, que son imaginaire et sa mémoire ressuscitent, se livrent en effet à une quête d’identité et de sens, une quête éminemment personnelle mais qui n’en est pas moins universelle : les personnages disent et revendiquent une histoire, une langue, une patrie qui peuvent nous sembler éloignées, touchant à ce qui est survenu aux Slovènes de la Carinthie pendant la Seconde Guerre mondiale, mais qui renvoient chacun à ses propres interrogations et angoisses existentielles.

Même si l’on n’échappe pas à certaines envolées didactiques, on retrouve ici avec plaisir ce qui manque parfois au théâtre contemporain : un texte avec du souffle, d’une grande richesse littéraire et une réflexion marquante sur le monde et ce qui le fonde, un texte qui assume aussi pleinement que son action soit celle de la seule puissance évocatoire de la parole, où les didascalies, à l’image de ce que fait aujourd’hui le dramaturge norvégien Arne Lygre (Je disparais, Rien de moi), sont des répliques à part entière et ne nécessitent aucune autre illustration que leur « simple » énoncé. Ce plaisir ne serait évidemment pas possible au théâtre sans une scénographie qui la serve intelligemment.

On s’ancre ici dans la terre, dans le terroir même de la Carinthie avec un plateau qui semble une carte physique, avec des costumes qui sont de simples vêtements de campagne et avec une langue originelle que les personnages aiment à déployer et à chanter. On évite ainsi la diversion d’un refuge dans l’onirisme que la prosopopée autorisait mais qui nous aurait fait entrer dans un conte et sortir du concret de l’Histoire racontée. Cet ancrage réaliste est cependant sobre, aussi bien au niveau des décors et des costumes que de la bande son, et partant, il est aussi pertinent qu’éclairant parce qu’il ne parasite pas la parole et laisse au spectateur la possibilité d’imaginer et de faire sien ce qui est dit. On peut toutefois penser que, sans entrer dans une trop grande abstraction, qui n’est d’ailleurs pas souhaitée par Peter Handke, la scénographie aurait gagné à être davantage épurée et conceptuelle, à l’instar de ce pommier qui n’est plus figuré, dans la seconde partie du spectacle, que par un mobile après l’avoir été par une peinture – il n’en est pas moins réaliste pour autant, apparemment composé de vrais fruits –; cela aurait en effet permis de donner une charge poétique plus forte et plus propre à mettre en évidence la littérarité du texte.

D’autres bémols peuvent être évoqués : la musique traditionnelle, quand elle est instrumentale, n’est certes pas grandiloquente – elle n’écrase ni les personnages, ni les spectateurs – mais elle surgit parfois avec un peu de brutalité. Quand elle est chantée, les voix des comédiens ne sont pas non plus toujours assurées ni harmonieuses. Certains déplacements apparaissent également hasardeux – mais pourquoi Laurent Stocker tourne-t-il donc autant autour du banc quand il parle et pourquoi se lève-t-il pour se rasseoir aussitôt sa réplique dite ? – tout comme certaines paroles prononcées en chœur de façon trop artificielle et qui dès lors sonnent souvent faux. L’ensemble reste néanmoins prenant, saisissant même, les acteurs étant tous très bons, campant solidement et rapidement les personnages ; ils forment d’ailleurs de très beaux tableaux vivants quand, dans un même mouvement et venant de parts et d’autres de la scène, ils investissent cette dernière.

Voir Laurent Stocker dans un jeu plus introspectif que celui des comédies où le Français le cantonne trop souvent est très appréciable, même s’il semble parfois inopportunément ronger son frein et ne pas tenir en place – interrogeons-nous en effet une nouvelle fois : mais pourquoi tourne-t-il donc autant autour du banc quand il parle et pourquoi se lève-t-il pour se rasseoir aussitôt sa réplique dite ? – Les autres premiers rôles, Wladimir Yordanoff (le grand-père), Gilles Privat (Gregor « Jonathan ») et Dominique Valadié (Ursula « Snežena »), ne sont pas en reste avec un jeu plein de nuance et d’authenticité. Les rôles plus secondaires, correspondant à des personnages plus espiègles et d’une profondeur peut-être moins parlante, sont quant à eux portés par une belle énergie par Pierre-Félix Gravière, Nada Strancar, Stanislas Stanic et Dominique Reymond.

La mise en scène de Toujours la tempête par Alain Françon est à voir, qui, sous ses airs austères, dit avec beaucoup de justesse et de flamme notre histoire et notre humanité.

Le spectacle se joue à l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 4 mars au 2 avril 2015.

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