© Jean-Louis Fernandez
On peut déjà remercier Emmanuel Demarcy-Mota d’avoir exhumé ce Faiseur d’un dramaturge inconnu : Honoré de Balzac. Le texte écrit en 1840 est d’une modernité prodigieuse ou, plutôt, nous montre combien la nature de l’homme est restée inchangée en dépit du train positiviste qui devait le mener sur la voie du Progrès. Bref, on attend toujours Godeau, ce messie des temps modernes que Beckett convoquera aussi, à sa manière, cent ans après. Demarcy-Mota a le mérite en outre de rendre clairs le monde de la spéculation et la perversion d’un système qui ne prête qu’aux riches (ou aux supposés tels du moins) et dans lequel le débiteur tient de façon toute paradoxale à ne pas régler ses dettes pour que les créanciers continuent à lui vouloir du bien.
Concernant la mise en scène, les remerciements seront toutefois moins chaleureux tant Demarcy-Mota ne parvient pas à dépasser, au profit de l’histoire, la photographie sur papier glacé que la scène semble tirer toutes les secondes. L’image est belle, c’est indéniable, et la performance technique des comédiens est impressionnante – ils jouent sur des pentes très inclinées de « tréteaux » qui « tanguent » et à ce jeu-là, on saluera les prestesse et prestance de Walter N’Guyen (Violette) – mais on aurait aimé davantage de surprises et de renouvellement dans le style du directeur du Théâtre de la Ville. L’impression de déjà-vu persiste en effet malgré une scénographie qui donne ici à certaines des marottes du metteur en scène un second souffle en réactivant le théâtre des premiers âges et certains symboles bien connus – les visages teints en blanc font en effet merveille avec ces tréteaux pentus, renvoyant au théâtre classique tout en nous faisant penser à des vampires suceurs de sang d’argent ; la mobilité du plateau rappelle également les montées et descentes des cours de la Bourse –. On aurait aimé plus d’émotion surtout.
À Florence, j’appris à faire la différence entre l’art des artisans, qui était d’un grand raffinement, et l’art des artistes, dans lequel se reflétait autre chose : le génie, l’exception, la nouveauté.
Le Grand Cœur de Jean-Christophe Rufin
Difficile, en effet, d’être transporté quand la scène transpire autant l’effort, la technicité, l’artifice. Non pas que les comédiens peinent à évoluer dans cet espace scénique instable – c’est plutôt le spectateur qui, en ayant une conscience éminemment aiguë, souffre pour eux par transfert, ce qui est aussi problématique puisque la technique ne se fait pas oublier et rompt incessamment l’illusion théâtrale –, c’est plutôt leur jeu, en fait, qui entrave le développement de la pièce. Les comédiens sont en effet généreux et font fi des difficultés techniques qu’on leur oppose mais ils adoptent trop souvent le jeu trop outré et raide du théâtre de boulevard. La première conversation entre les serviteurs de Mercadet (Serge Maggiani) est un sommet de cette roideur artificielle. Pascal Vuillemot (Justin), Gaëlle Guillou (Thérèse) et Céline Carrère (Virginie) donnent en effet l’impression d’appliquer une chorégraphie de gestes et d’expressions plus que d’incarner des personnages. Même les chansons ne donnent pas l’impulsion et l’entraînement souhaités, ne dérident ni n’introduisent un peu de folie dans cette mécanique bien huilée et rodée qui serait superbe si elle ne laissait pas tant voir ses rouages ni échapper, ce faisant, la magie et la fraîcheur qui font défaut à ce spectacle.
Il y a tout de même quelques belles exceptions (Serge Maggiani, Sandra Faure alias Julie Mercadet ou encore Jauris Casanova, l’interprète de Minard) qui vont permettre, surtout dans la deuxième partie de la pièce où ils prennent plus de place et tombent progressivement le masque, de nous toucher par moments avec un jeu, sinon plus naturel, mieux incarné et davantage spontané.
Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. [...]
Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même.Alain, Système des Beaux-Arts (1920).
À chercher le spectaculaire dans sa scénographie, le metteur en scène en oublie sans doute la direction d’acteur et perd en sensibilité et en émotion humaine. Serait-ce là l’inconvénient d’un jeu en troupe où chacun sait trop vite ce qu’il a à faire ? Emmanuel Demarcy-Mota est peut-être, finalement, le seul faiseur de cette pièce.