© Pascal Gely
Sœurs nous laisse sur notre faim avec cette impression tenace, à l’issue de la représentation et bien au-delà, que la pièce n’est que l’ombre de ce qu’elle aurait pu (dû ?) être.
La prestation d’Annick Bergeron est pourtant remarquable : la comédienne incarne plusieurs personnages avec une sincérité telle qu’on peine à la reconnaître quand elle tombe le masque et la perruque lors du salut final. Elle a su devenir autres et donner à chacune des femmes jouées une personnalité, une voix et une gestuelle qui leur sont propres. Pas de comédien ici pour lui donner la réplique sinon des procédés technologiques qui ont sans doute été davantage une contrainte qu’un soutien – nous y reviendrons. L’énergie déployée deux heures durant est de fait exceptionnelle et à saluer. Annick Bergeron n’a cependant pas toujours pu rendre la parole et les gestes des femmes interprétées (ceux des « sœurs » en particulier) tout à fait cohérents et crédibles en raison d’un texte qui sonne, à bien des endroits, comme un prétexte, un prétexte pour placer voire imposer une idée et une émotion au lieu de sonner vrai en les laissant simplement et « naturellement » s’exprimer.
Toute la réflexion que porte le spectacle sur la langue comme patrimoine, identité et lieu de « fraternité » avec le « barbare », celui qui ne parle pas la même langue et/ou ne partage pas nos frontières, est belle et enthousiasmante mais l’eût été davantage si le texte de Wajdi Mouawad n’avait pas été aussi visiblement didactique. Il est vraiment dommage en effet que ce texte n’apparaisse pas plus authentique, moins artificiel, autrement dit qu’il ne soit pas vraiment à lui-même sa propre fin. On passe ici sans transition assez fine ni grâce marquée d’un discours banal à une parole profonde et poétique si bien que celle-ci passe pour pontifiante tant elle paraît souvent inattendue et, partant, quelque peu forcée. Cette éloquence soudaine des personnages, qui verse parfois dans le mièvre ou le grandiloquent, n’apparaît pas toujours naturelle comme c’est le cas chez Shakespeare ou, dans un théâtre plus contemporain, chez Peter Handke ou Olivier Py, peut-être parce que les personnages de Mouawad se présentent d’emblée à nous abattus, sans cette flamme propre à susciter, nourrir et justifier des discours passionnés – même naïfs et pompeux – ou des réflexions amères.
S’il y a beaucoup d’ingéniosité dans la manière d’amener les grandes tirades introspectives des personnages – Mouawad choisit des contextes qui les légitime : une conférence sur la médiation, la solitude face à un environnement hostile ou dévasté, des conversations téléphoniques triviales qui vont être le lit de pensées ultérieures fortes –, on voit bien trop ici le truc et l’auteur derrière les personnages, des personnages à qui on ne laisse pas la place nécessaire pour faire oublier qu’on est au théâtre. Même les touches d’humour et d’auto-dérision des femmes que joue Annick Bergeron (cf. la critique de Geneviève Bergeron sur son propre discours de médiatrice et son laïus sur le Minotaure, la surprise des unes et des autres devant le saccage de l’avocate, etc.) ne parviendront pas à gommer cet aspect artificiel de certaines tirades et réactions qui auraient gagné à se jouer ouvertement des conventions théâtrales plutôt qu’à s’efforcer de mimer le réel. Cet aspect de la pièce est d’autant plus prégnant qu’il est aussi présent dans la scénographie et non plus seulement dans le texte.
La mise en scène de Wajdi Mouawad est certes très bien pensée, ménageant au spectateurs de belles surprises et dès le début avec la première entrée en scène d’Annick Bergeron et la projection vidéo qui suit. Le dévoilement de la chambre d’hôtel où se réfugie Geneviève à cause d’une tempête de neige et de ses différents « services » est bien orchestré. Les vidéos et voix robotiques pré-enregistrées de cette chambre amusent beaucoup. On se demande tout de même si cette technologie ne dessert pas plus qu’elle ne sert le propos : ne nous distrait-elle pas du cœur de la pièce, de l’essentiel ? ne fait-elle pas finalement gadget ? Il est intéressant de voir combien l’interactivité de la chambre est rendue affreuse alors que les nouvelles technologies sont, sous nos yeux, mises à contribution pour faire justement dans le spectaculaire et l’épat’. Le fait même que la voix d’Annick Bergeron soit constamment amplifiée met une distance inopportune entre la scène et le public, la salle du théâtre de Chaillot est sans doute aussi trop grande pour créer l’intimité qu’il aurait fallu.
Sœurs est indéniablement une pièce de très belle facture, de la belle ouvrage comme on dit, mais à laquelle il manque, peut-être et paradoxalement, un soupçon de folie et de simplicité pour nous embarquer réellement. À vouloir trop en dire, on ne dit pas assez.
Le spectacle se joue du 9 au 18 avril 2015 au Théâtre national de Chaillot. Pour les dates de la tournée, c’est ici !