© Samuel Rubio
La lettre que met en scène Angélica Liddell dans Primera carta de San Pablo a los Corintios (« Première épître de saint Paul aux Corinthiens ») donne malheureusement dans la carte postale, rappelant trop fugacement le génie de la dramaturge, metteure en scène et comédienne : l’image est belle, certes, mais le propos si ramassé et aseptisé que l’inspiration semble s’être tarie dans l’épure.
Dans le droit fil de son précédent spectacle, You are my destiny, Angélica Liddell fait un pas de plus sur le chemin de son absolu et de sa paix intérieure ; pleinement luciférienne, elle porte sa lumière comme une croix nécessaire. Cependant moins de fulgurance dans cette expression mystique de soi ici, sans doute parce plus occupée d’elle-même que jamais, la comédienne ne se donne pas assez à son public. Elle semble en effet comme absente sur scène et c’est, de fait, longtemps le cas dans les premières séquences du spectacle. Elle nous met proprement à l’épreuve alors – d’aucuns parleraient volontiers de calvaire – en mettant en scène l’absence justement, celle de la parole, celle des corps, celle d’une voix humaine et non pré-enregistrée, la sienne propre. La scène muette qui ouvre le spectacle aurait peut-être pu nous happer par son étrangeté et son silence prodigieux mais la pastorale offerte est finalement plus gentillette que naïve, rafraîchissante ou détonante et ne saisit pas au point de faire taire ou oublier le concert de toux et de portes et sièges qui claquent au fil des arrivées et replacements de dernière minute. L’irruption d’une chanson entraînante de Blondie puis traînante tout court trompe à nouveau notre attente au point de l’anéantir ou lieu de l’exacerber, une attente née dès notre entrée en salle face à cette vaste scène dévorée par des tentures rouges sensuelles et surplombée par la non moins lascive Vénus d’Urbino de Titien, une scène alors vide mais que l’on avait hâte de voir habitée tant elle promettait de vie et de passion par son érotisme transgressif de boudoir. Quand Angélica Liddell finit par apparaître en grande prêtresse, elle nous maintient encore dans une certaine frustration sinon un agacement certain. S’oubliant tout d’abord dans les voluptés des volutes tabagiques, elle laisse parler une langue qui lui est étrangère et se procure en toute apparence un plaisir tout personnel ; la photographie est belle mais nous garde à distance. C’est sans doute en cela qu’Angélica Liddell se renouvelle le plus et pour notre plus grand inconfort : elle ne fait plus tant souffrir ses comédiens et elle-même que ses seuls spectateurs dans sa pratique toute particulière de l’onanisme – on comprend ainsi mieux le choix de ce tableau de Titien… la main de Vénus, un détail ?
Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu.
Il était au commencement en Dieu.
Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe.
En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes,
Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.Prologue de l’Évangile selon saint Jean
Avec la parole, l’artiste nous retrouve ensuite et nous la retrouvons effectivement dans cette lettre écrite et jouée à la manière d’une messe rouge, du rouge de l’amour, de la passion et du sang qui coule sur scène et dans les mots prononcés ; nous la retrouvons effectivement dans ces noces aussi spirituelles que barbares qui l’unissent à ses démons qu’elle croit vaincre en leur ôtant, par sa servitude inconditionnelle – et celle des autres –, le pouvoir de nuire. Comme à son habitude, elle sait nous interpeller par les paradoxes qu’elle dépasse en toute logique : dans un alléluia aussi sincère et païen que blasphématoire et obscène, elle convoque, invoque et moque le fils, le père et le Saint-Esprit ; dans un même mouvement, elle réconcilie l’amour et la haine, la force et la faiblesse, la soumission et l’autorité, le scabreux et le beau. Son charisme est indéniable, il n’y a qu’à voir combien sa seule présence redonne souffle à la pièce ; dans le mutisme ou la profération, elle charme par sa verve, ses images, ses vérités qui dérangent, étonnent et questionnent le bon sens. Il n’en est pas moins vrai que l’ensemble du spectacle déçoit tant son talent se trouve ici sous-exploité dans un service minimum de folie dévastatrice, de provocation et d’invention, jusque dans l’utilisation remarquable mais académique du nu — on en reste aussi bien sur le fond que sur la forme à la réécriture convenue de la statuaire grecque antique ou de tableaux bien connus à l’instar des Trois Grâces de Raphaël ou de La Danse de Matisse.
Dans cet opus, Primera carta de San Pablo a los Corintios, Angélica Liddell se pose mais se repose surtout sur ses lauriers. Toujours dans le trop tard ou le trop peu, elle ne nous renverse pas comme à l’accoutumée et, se trouvant, nous perd.