Avec Notre crâne comme accessoire, la compagnie Les Sans Cou signe une pièce très réussie. La mise en scène d’Igor Mendjisky rend son propos aussi profond que léger et nous réserve bien des surprises grâce aux nombreuses mises en abyme, notamment, qui disent le théâtre, son rôle et sa puissance pour représenter le monde tel qu’il va et vient. Si l’on peut regretter une certaine verdeur dans le jeu et dans l’écriture, le spectacle n’en est pas moins remarquable, tant il est bien pensé et porté par des acteurs généreux.
Inspirée du Théâtre ambulant Chopalovitch de Lioubomir Simovitch dans laquelle une troupe de comédiens se prépare à jouer dans une ville en état de siège, la pièce aborde des sujets graves : la guerre, la misère, la torture, la terreur, la perte d’un enfant ou l’effroi à cette seule idée… en un mot, la violence, exercée et subie, de façon consciente et délibérée ou non. Comment dès lors jouer au milieu de ce chaos et pour quoi ? La troupe sera ainsi questionnée sur sa volonté de monter un spectacle dans des temps aussi troubles, à côté d’atrocités sans nom, elle qui, ce faisant, donne l’impression d’une indifférence ou d’un « comme si de rien n’était » insupportables à certains. Si les membres de cette troupe interrogent, d’eux-mêmes, leur motivation et leur capacité d’empathie, ils n’apporteront jamais de réponses autres que celle de leur travail, de leur recherche artistique, de leur passion d’être sur scène et de sa nécessité qui les dépasse et ne saurait être expliquée. Le théâtre joue ici à plein son rôle de divertissement mais pas au sens pascalien du terme, puisque loin de faire diversion, il est le moyen de voir l’horreur de notre humaine condition en face et même de lui faire face par cette pulsion de vie et cette évasion inouïe qu’il est et offre, en particulier par le registre comique majoritairement adopté ici.
Le théâtre dans le théâtre porte évidemment en lui cet élan vital ; jouant de l’ambiguïté entre le fictif et le réel, il ménage des décalages et des ruptures propres à nous étonner – dans tous les sens du terme – et à provoquer le rire mais l’on monte ici d’un cran avec le personnage de Victor (Romain Cottard) qui, acteur, ne se contente pas de rendre floue ou ténue cette frontière entre fiction et réalité mais l’abolit. Pensant constamment être sur scène au contact de comédiens comme lui, il est incessamment dans le jeu et plus rien n’est grave, à commencer par la mort à laquelle on peut survivre, selon lui, grâce à un « simple » accessoire : notre crâne. Il fait ainsi tomber le quatrième mur et tous les autres, y compris ceux d’une salle d’interrogatoire (« Mais pourquoi tu parles au mur ? » lui demandera le policier Miloun). Perçu comme un insensé, il est sans doute le plus lucide et le plus sensible des personnages, prenant le monde pour ce qu’il est, un théâtre, et le théâtre pour ce qu’il est, une échappatoire salutaire. À travers lui, on comprend combien la fiction et la réalité se nourrissent l’une l’autre et ne sauraient se penser séparément, formant l’avers et l’envers d’une même médaille. Victor n’est sans doute pas le moins raisonnable, par ailleurs, si on le compare à ceux représentant la justice et le réel dans la pièce, à savoir le policier Miloun (Paul Jeanson), autoritaire, schizophrène et malsain, et le bourreau dit Le Broyeur (Pierre Déaux) avec son trombone sanglant que l’on suppose être son instrument de torture. Les autres personnages, non comédiens, sont également hauts en couleur : Gina au langage détonnamment fleuri (Eléonore Joncquez), Babich son loser d’époux (Clément Aubert), et Marina, aux rôles multiples – de l’agent immobilier à l’agent secret en passant par l’amante discrète (Hélène Chrysochoos). On observe ainsi que le comique du spectacle ne tient pas à la seule spécularité théâtrale mais au choix des personnages non comédiens qui, vivant pourtant dans un quotidien terrible, pourraient chacun être le protagoniste d’une pièce de Molière parce qu’ils portent davantage le comique, finalement, que les personnages comédiens – Vassili (Igor Mendjisky), Marco (Arnaud Pfeiffer), Sophie (Esther van den Driessche) et Victor – quand ils offrent, par leur adaptation des « Trois petits cochons », des intermèdes pleins d’humour.
On est ainsi dans du grand spectacle avec des parties dansées, chantées, surjouées et du métathéâtral souvent savoureux. Un spectacle total, en somme, qui nous fait ressentir des émotions très diverses et traverser des esthétiques et styles d’une belle variété, de la retransmission très terre à terre de journaux télévisés à la poésie d’un drap bleu symbolisant une rivière ou à celle encore de la rencontre de mondes distincts — on pense ici au dialogue entre Sophie récitant, masquée, Hugo (une tirade de Tisbé dans Angelo, tyran de Padoue) et Babich, le père en manque de repères, tenant entre ses mains une peluche de poisson-clown (cf. Le Monde de Nemo). Rien de pompeux ici, ni de pédant, ni de prétentieux, bref, pas d’esbroufe mais du sens au lieu de cette poudre aux yeux que l’on nous jette trop souvent à mauvais compte. Il faut dire que l’on ne cherche pas à mettre autre chose en vedette ici que le théâtre et son propos ; la raison n°1 d’y aller en somme n’est pas telle ou telle star comme on a pu le regretter – et pour le texte, et pour le jeu de la star en question – dans certaines mises en scène de van Hove (Antigone, Vu du pont) ou de Warlikowski (Phèdre(s)).
Il y a certes quelques faiblesses : le jeu d’Hélène Chrysochoos est souvent emprunté, celui d’Igor Mendjisky manque de finesse et de variations dans les expressions ; certaines scènes paraissent faciles, téléphonées ou clichés (les injonctions du préambule, la scène du psy, les « ta gueule » lancés un peu trop systématiquement pour faire rupture) ; les virages vers plus de tristesse et de sublime sont parfois durs à négocier et à prendre quand on nous fait passer du rire aux larmes mais l’énergie et le plaisir du jeu font oublier ces quelques fausses notes dans cet hymne au théâtre, superbe, qu’est Notre crâne pour accessoire.
La troupe des Sans Cou parvient en effet à chanter le théâtre et le monde avec beaucoup de simplicité et d’évidence. Si on ne nous fait jamais perdre de vue que nous sommes au théâtre, on n’en brise jamais l’illusion pour autant et la réalité de ce qui se joue nous étreint. De fait, on s’y croit toujours, que l’on soit dans la maison des trois petits cochons ou dans ce théâtre dévasté dans lequel les comédiens doivent aussi bien se produire que se loger (il est vrai que la scène des Bouffes du Nord s’y prête à merveille pour nous le faire accroire). Si l’on se joue de la pompe théâtrale à coup de chœur en toge au discours improbable sur l’usage du portable ou sur la billetterie, l’on ne s’interdit pas d’user d’une belle technique, avec des projections fortes, sur des supports inattendus, avec une bande-son magnifique d’intensité et de justesse, jouée en direct par le très talentueux Raphaël Charpentier, avec le travail chorégraphique aussi tribal qu’original d’Esther Van den Driessche. Ce travail, tout en décontraction et très pointu, rend assez bien compte de ce qui est proposé aux spectateurs : un théâtre en liberté mais pas improvisé.