© Simon Gosselin
Julie Deliquet revisite l’Oncle Vania de Tchekhov avec beaucoup d’intelligence et de pertinence. Sa mise en scène réécrit et recompose partiellement dialogues et didascalies, opère des coupes, fait des ajouts mais reste éminemment fidèle et respectueuse de la pièce originale qu’elle ne suit donc pas à la lettre mais dont elle donne bel et bien l’esprit. Elle parvient, non sans le concours des très talentueux comédiens du Français, à dire avec justesse et simplicité les fêlures et brisures qui se font souvent dans un éclat de rire ou de joie chimériques, à exprimer les tourments universels de l’homme aussi bien que la singularité de cette âme russe tour à tour désœuvrée et passionnée, désabusée et boute-en-train, cynique et insouciante.
C’est en effet tout en nuances, finesse et délicatesse que Julie Deliquet nous fait embrasser la complexité des personnages et appréhender leur force et leur faiblesse – qui ne sont souvent qu’une – en les mettant, à proprement parler, à hauteur d’homme, grâce notamment à la scénographie en bi-frontal adoptée. Ce dispositif permet d’être au plus près des acteurs et de vivre à leur rythme comme il souligne aussi pertinemment les deux côtés – et presque deux revers – de la médaille : cette joie nécessaire mais si vaine, cette folie si importante pour tuer le temps et tromper l’ennui dans des « paradis » artificiels (l’alcool, la musique, la passion) mais qui ne peut faire taire la raison qui pousse au suicide sinon à l’homicide. Cette bi-frontalité, sans piédestal, ni barrière, ni plongée dans un noir profond de salle de cinéma (cf. La Réunification des deux Corées de Joël Pommerat), intime – c’est bien le mot – une proximité extraordinaire avec les personnages parce qu’elle englobe le spectateur dans ce qui se joue sur scène : il y a toujours un personnage – Tielieguine, en particulier –, pour se tourner dans sa direction, se tenir près de lui voire le frôler et se jouer ainsi des limites déjà non matérialisées entre public et plateau. Ce flirt à l’orée de frontières non marquées conduit à les abolir tout à fait et nous convie à la « danse », à la commedia dirait le médecin Astrov (Stéphane Varupenne). Cela est rendu d’autant plus sensible que la petite salle du Vieux-Colombier – à l’instar de celle de la Colline, pour Le père Tralalère naguère, en bi-frontal aussi, ou pour Les Insoumises aujourd’hui – renforce le cadre intimiste créé tout comme cette lumière de Jean-Pierre Michel et Laura Sueur qui pourrait aussi bien être celle du salon d’un quidam à la nuit tombée et qui sait se faire suffisamment crue, au lever du jour, pour mettre à nu les personnages et mettre à vue les spectateurs hors de leur zone de « confort » habituelle.
Les personnages ne sont jamais seuls et sont plus rarement en duo que dans la pièce de Tchekhov ; leur souffrance est ainsi toujours donnée ou livrée en pâture à d’autres et notamment à Tielieguine (Noam Morgensztern), personnage fantomatique qui arpente la scène continûment et se trouve témoin du tragique, à la manière d’un dieu tutélaire à qui l’on peut se confier tant il est inutile de se défier de lui. C’est ainsi que le Vania de Julie Deliquet ne laisse place qu’à un seul monologue véritable, celui d’Elena (Florence Viala), ce que l’on comprend bien puisqu’elle sert de révélateur, de stimulus à des introspections cruelles sur la fuite du temps et à des bilans de vie manquée qui aboutissent à un sentiment de vanité tel qu’elle propage, en bonne mère de tous les vices et malgré la vertu qu’elle défend, l’oisiveté et le désespoir, une vanité que Vania porte en étendard et l’on comprend bien, également, pourquoi il est le personnage principal : il est le seul à ne pas vouloir faire semblant, à ne pas vouloir accepter, à penser à se démettre plutôt qu’à se soumettre. Le titre lui-même – Vania tout court – contribue à se focaliser sur l’homme plus que sur l’oncle ; le personnage éponyme ne semble dès lors plus seulement regardé du seul point de vue sa nièce, Sonia (Anna Cervinka), mais par tous ; c’est d’ailleurs à lui que revient le dernier mot et la dernière image forte (quelle émotion dans les yeux de Laurent Stocker qui l’incarne !) et non plus à elle. Toute la pertinence des changements opérés tient beaucoup dans ce resserrement de l’intrigue, des personnages et des lieux dans un huis clos familial qui ajoute encore à l’expression de l’intime et que les comédiens portent magistralement.
Laurent Stocker, Florence Viala, Stéphane Varupenne, Anna Cervinka, Noam Morgensztern, Hervé Pierre (Serebriakov, le professeur), Dominique Blanc (Maria), tous jouent juste et savent d’un claquement de doigts et d’une intonation passer de l’euphorie à la mélancolie, de l’ivresse à la consternation et à la souffrance, de la légèreté à la gravité des désarrois et désaccords. Ils savent aussi dire le rire dans les larmes et les larmes dans le rire, la tristesse qui fait taire la liesse et l’allégresse qui masque le découragement. Chacun apporte un éclairage nouveau sur le personnage qu’il interprète avec intensité : on retrouve ainsi une Elena plus sensuelle – y compris à l’égard de ce mari si vieux qu’on la plaint –, moins dans l’intellect que ne le suggérait la pièce ; Hervé Pierre joue un Alexandre plus comédien et moins mourant que jamais (sa goutte se trouve ici plus anecdotique), tout entier dévoué à l’érection de sa personna de professeur de tour d’ivoire ; Tielieguine gagne en présence et en « innocence » dans ce Vania où il est le bon compagnon qui ne joue plus de guitare mais du piano, debout – c’est peut-être un détail mais il a son importance, il révèle aussi bien sa noblesse de cœur que son côté décalé et original ; Dominique Blanc incarne, quant à elle, d’autant plus fortement la mère et l’admiratrice que son rôle reprend celui de Marina, la nourrice de la pièce de Tchekhov ; Sonia apparaît plus angélique, plus dans l’empathie que dans la souffrance d’un amour non réciproque ; Stéphane Varupenne, d’une justesse exceptionnelle, épaissit Astrov, faisant de lui un personnage plus central, un double plus enjoué et optimiste de Vania ; Laurent Stocker donne à Vania des accents plus rustres, plus rebelles, plus révoltés, loin des traits doux voire doucereux sinon ataraxiques qu’on lui prête souvent.
Ce qui frappe encore dans le jeu des acteurs et permet de le rendre tout à fait vivant et vrai, c’est ce ton de la conversation qu’ils adoptent, un phrasé d’un naturel et d’une authenticité inouïs ; ils semblent souvent improviser quand on retrouve pourtant bien le texte de Dostoïevski. Rien ne saurait nous détourner de leur jeu puissamment habité, pas même la projection tout à fait intéressante et édifiante de ce film de Carl Dreyer, Vampyr, une projection au service des acteurs, des personnages et des spectateurs, assez discrète pour ne pas accaparer toute l’attention mais assez présente pour enrichir le propos de la pièce à travers cette problématique du passage du muet au parlant et, partant, cette question de l’aptitude d’un homme à être pleinement plutôt qu’à exister sourdement.
Le rythme enlevé de la pièce achève de nous séduire ; tout s’enchaîne dans une bonne dynamique sans jamais s’enferrer dans l’abattement et la morosité des personnages. L’ennui de la vie qu’ils éprouvent n’est de fait pas éprouvé par le spectateur. On a mal à notre Vania mais, tout de même, qu’est-ce qu’on est bien, dans la pièce et au sortir de celle-ci ! Ce Vania de Julie Deliquet est une réussite à tous point de vue.