Seuls

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© Thibault Baron

Seuls est une pièce qui, sous le parrainage de Robert Lepage, ouvre, de Rembrandt à Pollock, un chemin de résilience et de ressource extraordinaires. On entre cependant trop froidement dans l’histoire personnelle et familiale d’Harwan, le personnage principal de ce seul en scène de Wajdi Mouawad, et trop lentement aussi pour être tout à fait bouleversé et touché en plein cœur. La puissance des mots, plus simples qu’à l’accoutumée chez l’auteur, acteur et metteur en scène, fait effet mais dans une fascination qui nous laisse presque, et à regret, de glace.

Si Harwan nous apparaît, torse nu, en sous-vêtement, dans une chambre d’étudiant, cela ne crée pas pour autant l’intimité qui nous ferait immédiatement entrer en empathie avec lui et oublier les lenteurs et longueurs de la pièce, particulièrement au début et à la fin du spectacle. La suite n’y parviendra pas non plus, qui nous plonge pourtant dans un univers bien familier pour qui a côtoyé l’œuvre de Wajdi Mouawad, avec la résurgence de motifs bien connus : le chien, l’eau, le personnage de Layla, cette technique ou technologie qui contrarie et empêtre les individus, qui enchaîne au lieu de libérer et qui ferme la porte à autrui plus qu’il ne le lui ouvre (et oui, il est bien question de téléphone ou de photomaton ici) ou encore cette vidéo qui augmente la réalité avec, comme toujours, une belle poésie. C’est que cette scénographie, sobre, épurée et qui n’offre ainsi guère de diversion vis-à-vis du protagoniste, manque de chaleur malgré l’humour assez fin disséminé dans le spectacle ; elle nous cantonne, par son ton clinique, ses silences et son rythme ankylosé, dans l’abstraction à laquelle finit par aboutir cette construction au cordeau de l’histoire avec ses rebonds d’un mot à l’autre et d’un rêve d’enfance à un idéal d’adulte, avec cette grande personne qui se pense tour à tour enfant prodigue et père et qui retourne en enfance comme on retourne la terre, le tout formant dès lors une boucle trop mathématique pour nous sembler tout à fait authentique.

Le spectacle est beau, c’est indéniable. Il nous touche parce qu’on le ressent éminemment autobiographique et personnel, par rapport à l’homme Wajdi plus qu’au théâtreux Mouawad d’une part (Harwan vient lui aussi du Liban, vit à Québec, s’intéresse au théâtre ; des images de lui petit, quand il n’est pas, plus grand, le petit-ami, s’offrent à notre vue qui brouille les frontières entre la créature et son créateur ; il n’est enfin qu’à voir la distribution des voix pour réaliser combien Harwan est l’alter ego de papier de Wajdi) mais aussi par rapport à nous, d’autre part. Ce spectacle nous concerne et nous raconte effectivement parce qu’il pose avec acuité des questions aussi existentielles qu’universelles, celles de l’identité, des racines, de la transmission, de la langue, de notre adéquation avec ce qui nous entoure et nous coupe peut-être de cette identité, de ces racines, de cette transmission, de cette langue et de cette place au soleil que nous voudrions pleinement nôtres et pas confisquées par autrui. Ces questions sont posées de façon saine et intelligente aujourd’hui, avec toute la richesse et la beauté que sait offrir l’art – les politiques devraient en prendre de la graine… Le problème, c’est que ces questions nous restent assez abstraites.

Ce qui se joue et dit sur scène atteint de fait plus notre raison que notre cœur. On est en effet, à l’instar d’Harwan vis-à-vis de ses proches, de son environnement et de lui-même surtout, comme détaché de l’action et des passions à l’œuvre dans la pièce. Le titre le dit assez : « seuls », c’est ce que tous les êtres sont face aux autres qui ne peuvent être eux mais c’est aussi ce que l’on est, soi en regard de soi, en tant que somme d’identités, en tant qu’héritage complexe et pas toujours facile à assumer et à débrouiller, en tant qu’individu conscient de l’écart affreux qu’il y a entre notre existence réelle et celle rêvée, entre un moi enfant et un moi vieillissant. Harwan se trouve en quelque sorte aliéné, comme sorti de lui-même, une sortie que nous pouvons vivre aussi dans notre propre quotidien, mais ce n’est pas une raison pour qu’au théâtre, nous soyons ainsi mis à distance de ce personnage qui nous parle tant. La conversation d’Harwan avec son père hospitalisé… son incarnation du Retour du fils prodigue de Rembrandt… rares sont les moments où l’on touche du doigt le sensible d’une belle émotion. On reste le plus souvent à l’écart, comme aux confins de l’indifférence, y compris lors de cette performance tourbillonnante de couleurs qui donne pourtant plus de chair et de corps aux personnages et au propos de la pièce.

Seuls est un spectacle assez frustrant, qui réussit à hanter notre esprit mais échoue à habiter notre cœur tant il parle davantage à notre intellect qu’à nos affects. Dommage.

Le spectacle se joue du 23 septembre au 9 octobre 2016 au Théâtre national de la Colline. Pour les dates de la tournée, c’est ici.

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