Rien de moi

rien-de-moi

© Elisabeth Carecchio

Le texte de Arne Lygre est un texte fort, fort par la réflexion qu’il propose sur l’amour – un lieu d’entraves et de dépendance plus que d’épanouissement et de liberté, qu’il soit filial, maternel, paternel, conjugal, extra-conjugal ; on pense évidemment à Lagarce –, fort surtout par son style atypique : une langue qui en une réplique concentre toutes les fonctions du langage définies par Jakobson, qui valorise en particulier, par l’emploi de nombreuses incises – « dis-je », « ai-je pensé » –, sa fonction performative (v. les travaux de John L. Austin), autrement dit, la parole théâtrale comme action, le « dire, c’est faire ». Pourquoi ne pas laisser effectivement l’imagination produire le faire de la parole ?

À ces différents égards, la mise en scène de Stéphane Braunschweig épouse parfaitement les problématiques de Lygre. Par ses dimensions, la scène ne peut être embrassée d’un seul coup d’œil et nous invite parfois, selon le placement des comédiens, à adopter un mouvement de tête caractéristique des habitués de Roland Garros pour suivre le ping-pong verbal des personnages et, partant, nous oblige à matérialiser et mesurer ce qui les sépare. Le blanc clinique des murs rend compte, quant à lui, de l’analyse constante et souvent introspective que les personnages se livrent. La mise en scène, par son épure, offre au spectateur une parole nue, pure, sans parasitage ; elle repose donc essentiellement sur le jeu des comédiens et leur performance, et c’est là que le bât blesse une première fois sinon une seconde – nous y reviendrons.

Si Chloé Réjon incarne remarquablement Moi, avec justesse, sensibilité et expressivité, si Luce Mouchel parvient à interpréter, successivement, trois rôles – et même quatre ! –, sans artifices – pas de changement de voix, de posture, d’accessoires -, en ne s’appuyant que sur la seule clarté du texte, si Jean-Philippe Vidal enfin sait, toujours dans la justesse et de façon naturelle alors qu’il n’intervient qu’à la fin, insuffler une énergie nouvelle et bienvenue dans ce qui s’apparente à un huis clos, Manuel Vallade, lui, détonne, jure furieusement et, en un mot, est mauvais dans son jeu. Sa grandiloquence, ses approximations dans les intonations, le geste et le regard, ses mouvements hagards de mâchoires sont proprement insupportables. Ses yeux, exorbités, perdus, semblent toujours demander de l’aide. Il dit faux, se meut faux, regarde faux comme d’autres chanteraient faux ; on pense d’ailleurs parfois qu’il s’apprête à chanter, faux, tant les modulations de sa voix sont particulières par moments. On aurait aimé retrouver le Manuel Vallade du Cabaret discrépant plutôt que celui d’Aglavaine et Sélysette, deux spectacles joués il y a peu à la Colline. Ces dimensions importantes de la scène qui semblaient peut-être résulter d’un défaut de compas dans l’œil de Braunschweig – rappelons-le, il n’avait jamais occupé que la grande salle de la Colline jusqu’ici – nous sauvent, qui nous permettent de fuir M. Vallade du regard à défaut des oreilles.

Manuel Vallade n’est cependant pas la seule déception dans ce Rien de Moi. Le style de Lygre suscite, à la lecture, de la curiosité et de fortes attentes par rapport à sa mise en scène. Le texte est indubitablement théâtral mais comment le jouer ? L’efficacité de Braunschweig ne met finalement pas à l’honneur l’originalité et la modernité du texte. On aurait aimé moins de timidité dans la prise à bras le corps d’un texte exigeant, on aurait vraiment apprécié que la mise en scène bouscule le spectateur comme le texte bouleverse l’écriture théâtrale contemporaine. Une surprise est bien ménagée dans le dernier tableau mais elle bruite de façon si inélégante, si disgracieuse qu’elle perd sa poésie et provoque la gène plus que l’empathie souhaitée. Les entrées des personnages, dans une moindre mesure, surprennent aussi ; toutefois, elles déjouent les conventions sans atteindre l’audace espérée. La scénographie impressionne d’autant moins qu’elle est très proche de celle que Stéphane Braunschweig avait proposée, il y a trois ans, à la Colline, pour une autre pièce de Lygre, Je disparais.

Dommage, dommage…

Spectacle joué à la Colline jusqu’au 21 novembre 2014.

2 réflexions au sujet de « Rien de moi »

  1. bodinet

    Je crois que vous n’avez rien compris au jeu de manuel vallade, jeune homme qui lorsque « moi » vient s’installer chez « lui », n’est pas particulièrement réjoui. Si elle, a le coup de foudre, lui, est beaucoup moins enthousiaste, les touches d’humour (oui, oui) du texte vous sont passées complètement au-dessus de la tête!! on peut rire en lisant ce texte même si le fond est grave.
    Je trouve, pour ma part, que Manuel Vallade a une façon plus moderne d’aborder ce texte, la fin de la pièce à mon avis est du grand art.
    Vous auriez pû également signer votre article et ne pas rester anonyme, ce qui n’est pas une preuve de courage….Noëlle Bodinet

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    1. Hier au soir Auteur de l’article

      Ce que j’écris dans cet article relève de la perception et non de la compréhension, du ressenti et non du rationnel et en cela, ce que je dis sur Manuel Vallade ne peut être contredit. Je n’y peux rien si son jeu m’a semblé, en toute subjectivité, mauvais. J’aurais cependant apprécié que vous nous livriez vos impressions sur son jeu de façon plus approfondie (qu’entendez-vous par « sa façon moderne d’aborder » le texte de Lygre ?) au lieu de vous appesantir sur le personnage que M. Vallade « incarne » – manifestement, vous confondez personnage et comédien, texte et scène. Le personnage peut être peu enthousiaste, drôle dans ses sorties… et le comédien aussi, mais dans la justesse. À aucun moment, je ne laisse entendre que Manuel Vallade ne devrait pas jouer telle ou telle émotion, je fais simplement le constat que les émotions qu’il veut faire passer ne passent pas.

      Pour revenir à l’humour du texte, il ne m’a pas échappé ; je sais que le rire côtoie facilement le grave, je connais Shakespeare, Hugo, Beckett… Je fais uniquement remarquer dans mon article que Manuel Vallade provoque le rire à des moments inopportuns et en particulier avec ces « dis-je » que les autres comédiens énoncent sans que cela, justement, ne prête à rire.

      Quant au « grand art » que serait la fin de la pièce – là, je ne sais si vous évoquez la scénographie ou « la façon moderne » de Vallade d’aborder le texte ou encore les deux mais je m’arrêterai sur la seule scénographie puisque nous ne nous entendrons pas, à l’évidence, sur le comédien –, je trouve l’apparition de l’eau géniale et son bruit moins, voilà tout. Votre propos gagnerait là encore et vraiment à être précisé.

      Enfin, j’ai une signature, une seule, c’est « Hier au soir ». J’estime aujourd’hui qu’elle est suffisante pour énoncer un point de vue et nécessaire pour que ce dernier soit libre – je changerai peut-être d’avis, c’est quelque part ce que je me souhaite -. J’ose néanmoins espérer que le courage d’un individu ne se situe pas là et qu’on n’a pas à faire « preuve de courage », ne disant que ce qu’on pense.

      Bref, vous n’avez rien compris à mon article.

      hier au soir

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