Rien d’extraordinaire ni de bien enthousiasmant dans cette Antigone d’Ivo van Hove… Le metteur en scène s’est manifestement fait réalisateur en optant pour une scénographie cinématographique mais le résultat, sans être horribilis, prend trop souvent des accents de série B voire Z pour être probant. Si la première impression est celle d’une mise en scène léchée avec une pénombre rendue chic par le noir ambiant et des costumes sobres et sombres, elle laisse très vite place à un sentiment d’incohérence et d’inabouti. Bien des éléments jurent en effet, du fond de scène au jeu des comédiens en passant par la distribution et les divers univers créés.
Certaines images, projetées en fond de scène, sont sans doute d’une mauvaise qualité feinte, peut-être pour faire ressortir l’élégance du plateau, mais tranchent tout de même avec ce dernier et vont jusqu’à parasiter dommageablement ce qui s’y passe. Ne laissant pas bien discerner leur sujet, elles nous mobilisent et questionnent parfois plus que le drame joué par les comédiens… Ainsi le spectateur en vient trop souvent à faire un choix entre se focaliser sur les personnages ou sur cette projection parce qu’il n’y a pas véritablement de communion entre ces images et le plateau mais plutôt une juxtaposition qui ne fait pas sens quand elle ne se contente pas de le brouiller au lieu de l’enrichir.
Cette juxtaposition est d’autant plus forte que ces images et les autres, plus transparentes à l’instar de celles qui illustrent les lieux évoqués par les personnages, nous font entrer dans la science-fiction d’anticipation alors que le plateau nous situe, lui, dans un monde plus contemporain par les costumes et les divers meubles qui s’y trouvent. Ce monde d’anticipation est conforté par cet oculus géant qui domine la scène. Ce dernier épouse le temps, à la manière des robes de Peau-d’Âne, comme il le fait passer ; il n’a cependant pas la charge poétique espérée donnant un peu trop à voir ses grosses ficelles (du moins aux premiers rangs) et faisant dès lors un peu kitsch. Les accessoires utilisés à la fin de la pièce font naître enfin un troisième monde, un troisième genre même, le polar des années 50 – avec en prime la femme qui fait la vaisselle, évidemment –, ce qui achève de rendre illisible la mise en scène puisque cela donne lieu, à nouveau, à une juxtaposition mal amenée et perçue comme fortuite.
On aimerait y voir une volonté de montrer combien la pièce de Sophocle est intemporelle sinon atemporelle, on y voit plutôt une pointe de grand n’importe quoi et de fourre-tout inopérant d’autant que la pièce souffre aussi d’un manque de lisibilité dans la distribution des rôles. Ainsi, sans que cela soit bien induit par un changement de costume ou par le sens des répliques, Ismène (Kirsty Bushell) et Hémon (Samuel Edward-Cook) vont faire des incursions dans le chœur où ils ne seront manifestement plus eux. Il arrivera même qu’Ismène devant quitter la scène y reste pour jouer un personnage du chœur… L’incohérence la plus frappante viendra néanmoins du personnage d’Antigone qui, figure bien connue de la résistance, semblera même résister à la mort ici : Juliette Binoche, qui l’incarne, réapparaîtra en Antigone mais dans le rôle de messager, après la mort de la protagoniste. Cette intervention post-mortem est loin de manquer de pertinence pour le coup mais l’on comprend trop bien, à travers tous ces tours de passe-passe, que la logique première est de mettre en avant ceux que l’on considère comme les têtes d’affiche en leur faisant occuper le plus possible et le plus longtemps le « terrain » de jeu et la parole. Tout cela ne serait cependant rien si le jeu des comédiens nous le faisait oublier. Ce n’est pas le cas.
Les acteurs oscillent entre justesse grâce aux voix sonorisées – la sonorisation permet des nuances que la simple voix portée obtient sans doute plus difficilement et donne beaucoup d’humanité aux plaintes d’Antigone notamment – et outrance criarde et d’autant plus inopportune qu’elle retombe bien vite et mal et semble dès lors artificielle. Cette sonorisation n’en est pas moins problématique parce qu’on a souvent l’impression que les acteurs jouent devant une caméra et non un public. Tous les comédiens, à l’exception d’Obi Abili qui de bout en bout est irréprochable, aussi bien en garde que dans le chœur, alternent ainsi le bon et le moins bon. Juliette Binoche est très émouvante quand elle a un jeu intérieur, rentré, même si ce jeu est un peu trop égal tout au long de la pièce ; elle l’est nettement moins quand de façon subite et excessivement ponctuelle, elle hausse le ton ou crie. Patrick O’Kane, alias Créon, n’a pas toujours la stature de l’homme d’état qu’il interprète, même et surtout quand, laissant à terre Hémon, il semble assis sur le trône… Il adopte par ailleurs trop souvent une posture de parrain mafieux, « roulant des mécaniques » quand il marche, forçant le regard méchant dans ses confrontations viriles avec Hémon ou Tirésias (Finbar Lynch), manquant, pour tout dire, de nuances. Son évolution vers plus d’humanité et de complexité est par voie de conséquence nettement moins sensible.
Bref, cette Antigone est loin d’être irrésistible n’inspirant finalement ni terreur, ni pitié… ni plaisir, ni déplaisir.