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A Floresta que anda (La Forêt qui marche)

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© Aline Macedo

C’est une des particularités de Christiane Jatahy de nous faire vivre des expériences théâtrales originales voire inédites. Par le biais de l’objet filmique notamment, qui favorise chez elle l’abolition des frontières entre fiction et réalité ainsi qu’entre espaces scénique et public, l’artiste sait nous troubler et nous faire sortir, sans grands heurts et avec enthousiasme même, de notre zone de confort. C’est encore le cas ici mais on ressort de la pièce bien plus perplexe que plaisamment décontenancé et plus chafouin que charmé. Si la pertinence était évidente, malgré les réserves, dans What if they went to Moscow ?, elle l’est en effet nettement moins dans cette très libre (trop libre ?) adaptation de Macbeth. Christiane Jatahy nous perd effectivement dans A Floresta que anda, cette « forêt » que nous sommes censés représenter mais qui boite bien plus qu’elle ne marche.

Avant même d’entrer dans la salle, le spectateur est mis dans un dilemme aussi cornélien que prometteur. Il ne s’agit pas de savoir si l’on va voir le théâtre filmé avant le film du théâtre ou inversement comme cela était proposé (ou imposé d’ailleurs) pour What if they went to Moscow ? mais de décider si l’on veut être un spectateur « classique » ou un spectateur marionnette acteur muni du matériel idoine pour suivre les indications de jeu de Christiane Jatahy en personne ! Las, dès l’entrée en salle, après que notre patience et, partant, notre impatience ont été longuement éprouvées (plus d’un quart d’heure de retard sur l’horaire prévu et il semble que cela ait été assez récurrent d’une représentation à l’autre), on comprend que quel que fût le parti pris, il ne pouvait être tout à fait satisfaisant.

divulgacao© Divulgação

Dans la salle, un bar et quatre panneaux-écrans pour autant de témoignages sur les abus de la police et de la justice dans divers pays. Là encore, entre boire et s’instruire, il faut choisir. Difficile en effet d’être dans les deux camps, de siroter un verre de vin ou un jus de fruit tout en écoutant ces récits d’emprisonnements arbitraires et de mauvais traitements infligés par des tortionnaires au Congo, au Brésil, en Syrie… Les documentaires sont poignants et brossent des portraits d’hommes et de femmes terribles (« On ne connaît jamais une personne tant qu’elle n’a pas pouvoir et argent », entend-on), mais par la force des choses, on ne peut les regarder que distraitement – quand on les regarde –, que l’on soit occupé par les consignes de la metteure en scène, ou préoccupé par ce qui va nécessairement advenir, hors ces vidéos – on pense bien que la démarche théâtrale adoptée ne consiste pas à poster les spectateurs devant des écrans une heure durant pour voir des reportages, aussi captivants fussent-ils. De fait, celui à qui la metteure en scène ne murmure rien à l’oreille cherche à appréhender ce qui se produit ou produira de théâtral dans cet espace rendu muséal et habité en outre par une comédienne (Julia Bernat) qui l’arpente de façon étrange ; celui qui est en connexion directe avec Christiane Jatahy, soucieux d’exécuter ses demandes ou en attente des prochaines « commandes », n’a, quant à lui, sans doute pas l’esprit plus tranquille. Dans tous les cas, cette certitude de manquer quelque chose est désagréable et génère, autour de la diffusion de ces quatre films que l’on n’est pas sûr de visionner in extenso, beaucoup de frustration. Ce n’est finalement pas tant la zone de confort qui s’est éloignée dans cette entrée décousue et laborieuse d’A Floresta que anda que le théâtre que l’on a complètement perdu de vue. On n’est dès lors pas mécontent de voir des apparitions spectrales troubler les écrans, des lumières clignoter, une voix caverneuse se faire entendre et Julia Bernat prendre la parole et achever ainsi de battre le rappel – nous réunir, autrement dit, dans un même élan, dans une même perspective.

Outre l’impression qu’elles ont parfois donnée d’être dans un mauvais train fantôme, ces perturbations sont cependant trop tardives. On aimerait se sentir impliqué dans cette seconde partie du spectacle mais on a été si dessaisi, en quelque sorte, de la grande affaire shakespearienne dans la première partie que rien n’y fait, ni la forêt que nous sommes qui se met en marche et en ordre de bataille sous l’impulsion des panneaux devenus mouvants, ni le ton de conversation amical et rassembleur de Julia Bernat, ni son image sensuelle diffusée sur les écrans, presque hypnotisante, ni même la nôtre d’ailleurs, que ces mêmes écrans nous renvoient – tels des Narcisse, nous la recherchons fébrilement et occultons un peu plus ce qui nous environne et se joue… Le tout finit en club de lecture où la parole, imposée, n’est pas si personnelle, partagée et discutée que l’on voudrait. Le message de l’indispensable rébellion face à la tyrannie que porte Macbeth n’est ainsi pas délivré de manière assez claire, percutante et forte, sans doute parce que le spectateur est amené trop constamment à s’interroger sur ses choix de spectateur et que par cette introspection il s’extrait, assez paradoxalement, de son rapport au monde pour se concentrer sur lui seul. On est bien tenté de croire qu’il ne reste de cette performance que son caractère étrange et l’envie, tout de même et ce n’est pas rien, de se replonger vraiment dans Macbeth. On part de la salle sans avoir eu la possibilité d’applaudir et c’est tant mieux car cette possibilité eût certainement constitué le dilemme de trop !

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© Aline Macedo
Le spectacle, proposé par l’Odéon-Théâtre de l’Europe, s’est joué du 4 au 22 octobre 2016 au Centquatre.