© Jean-Louis Fernandez
Rien de bien nouveau sous le ciel astral de Jean-François Sivadier dans ce Dom Juan sans grand charme et finalement bien classique. L’ambiance rock et cosmique, créée par les décors et les jeux de lumière notamment, ne conduit à rien de stratosphérique ou de bien ébouriffant en effet. Bien au contraire, on reste assez terre à terre tant est tenace l’impression d’assister à une mise en voix, en décors et en costumes plus qu’à une mise en scène et en perspective, comme si les différents aspects scénographiques avaient été pensés séparément sans qu’il se soit agi de les faire résonner ensemble ni même de les faire raisonner tout court en allant au bout d’une logique qui, à défaut d’être évidente, intriguerait et susciterait durablement le mystère.
Ce qui frappe dès les premières répliques et lisse et enlise le spectacle, c’est cette diction et ce phrasé des comédiens ; ils sont si articulés qu’ils en deviennent scolaires et récitatifs au point que l’on pourrait croire la pièce écrite en vers. Peut-être est-ce là un clin d’œil au fait que Molière l’avait envisagée ainsi avant de devoir se raviser par manque de temps mais le résultat n’en n’est pas moins que la prose n’apparaît pas naturelle ici. Si l’on entend bien le texte, l’écoute demeure pénible à cause de cette prononciation d’autant plus affectée que les comédiens semblent souvent en apnée quand ils discourent. Commune à tous les acteurs, cette « récitation » fond en outre les personnages dans un magma indistinct et insipide où il est bien difficile de discerner et de dessiner les traits de leur caractère et de leur personnalité. Ils adoptent un même débit et une même expressivité. Les quelques cris de colère ou de désespoir ne nous font par sortir d’une certaine monotonie voire atonie tant ils concourent eux aussi à uniformiser les prises de parole des personnages dans une alternance quasi métronomique de la parole sage et de la parole outrée et furieuse.
On cherche la raison à une telle direction d’acteur et on pense la trouver dans une volonté de mettre en scène une machine infernale dans lesquels les personnages seraient réduits à jouer mécaniquement la même pièce, à reproduire des paroles inlassablement… Le décompte des « ciel », la machinerie apparente de grand barnum, la reproduction des planètes présentant l’homme comme le petit jouet de forces extérieures qui le dépassent confortent cette idée mais finalement, à l’image de la sœur Anne, on ne voit rien venir ni se concrétiser. Le point de vue, la ligne directrice échappent. Il y a de beaux décors et un bon rythme, la parole est intelligible mais le tout manque de caractère et de surprises. Dès lors, comme dirait l’autre, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter et nous nous endormirions dans la tranquillité de ces lauriers sur lesquels se repose déjà Sivadier si ce dernier n’avait trouvé plaisant de changer, par endroits, le texte.
Le metteur en scène prend effectivement quelques libertés avec la pièce de Molière, convoquant parfois une autre littérature, une autre langue, un autre art (la chanson) ou interpellant de temps à autre le public dans des dialogues plus ou moins improvisés. Ces « sorties de piste » donnent un éclairage assez pertinent sur Dom Juan et sont souvent les moments où le registre comique est le plus prégnant ; elles seules donnent véritablement à la mise en scène sa singularité. On regrettera cependant que le texte de Molière n’y ait pas suffi et que les facéties et l’invention se trouvent hors lui. De fait, dans les strictes limites du texte originel, peu de trouvailles à l’exemple de ce compte à rebours impérieux et funeste pour Dom Juan des soixante-trois « ciel » énoncés dans le spectacle comme autant d’avertissements vains. Cette absence d’inspiration se ressent fortement dans ce qui paraît être des emprunts gratuits ou défaillants, sans grand apport ou grand sens, à d’autres mises en scène (le triangle remplace ainsi le brigadier de Daniel Mesguich pour ponctuer le mot « tabac » dans la scène d’exposition ; la poudre blanche pour dire la vieillesse et la décrépitude de Dom Louis était, quant à elle, bien plus parlante et probante chez Yann-Joël Collin). Les courses effrénées, les intermèdes musicaux ou comiques inégalement réussis et autres interactions avec le public ne parviendront pas à dynamiser cette mise en scène somme toute lisse, proprette, sans novation autre que cosmétique, sans folie enthousiasmante, sans véritable point de vue surtout. L’esthétique est belle mais c’est à peu près tout.
Les regrets sont d’autant plus forts que l’on ne doute pas du talent des comédiens. Nicolas Bouchaud, Vincent Guédon, Stephen Butel, sous la baguette du même chef d’orchestre et pour le même théâtre – l’Odéon -, avaient ainsi su nous ravir dans l’original et savoureux Noli me tangere ou dans Le Misanthrope joué avec beaucoup de majesté. Ici, la direction d’acteur aseptise la pièce au point de faire oublier la tragédie et la comédie. Que retenir de Dom Juan, à l’issue de la représentation, qui ne soit pas évident pour qui connaît la pièce ? Quels adjectifs pourraient bien servir à le décrire, à le représenter ? Les plus optimistes ou enthousiastes assureront que le metteur en scène parvient ainsi à ne pas l’enfermer dans une ou plusieurs étiquettes aussi faciles que commodes, d’aucuns pourront également affirmer qu’il ne lui donne pas la personnalité et le charisme d’un premier rôle et qu’à vouloir tout dire, il ne dit rien d’assez précis voire rien d’intéressant voire rien… À cet égard, c’est Sganarelle qui étonne le plus et fait davantage figure de personnage principal que le personnage éponyme lui-même. Il n’est effectivement pas le bouffon ou le simplet complet que les metteurs en scène aiment à dépeindre mais un domestique presque commun, « normal », un homme que l’on pourrait croiser dans la rue, quelque peu azimuté certes, mais pas tant que cela… or, de cette normalité, on ne fait rien, à croire que le metteur en scène a laissé au texte les rênes pour se conduire seul, dans un beau cadre toutefois, et porté par de bons acteurs. Une « simple » lecture n’eût-elle pas suffi dès lors ?
Si ce Dom Juan n’est pas désastreux, loin de là, on attendait tout de même plus de la conjonction de ces astres suspendus au-dessus du plateau et de ces « stars » que sont, sur la scène théâtrale, Nicolas Bouchaud et Jean-François Sivadier.