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Les Liaisons dangereuses

les_liaisons© Brigitte Enguérand

Dans le droit fil de sa mise en scène d’Hinkemann, où la pénombre éclairait magnifiquement le propos de la pièce d’Ernst Toller, Christine Letailleur produit ici un travail remarquable sur l’ombre et la lumière. Celui-ci ne permet cependant pas de sauver tout à fait son adaptation théâtrale des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, tant le jeu des acteurs, dirigés vers l’outrance et la caricature, jure avec la tenue et la gravité de la scénographie et transforme tour à tour le roman épistolaire en vaudeville grotesque et en mélodrame insupportable.

Les entrées et sorties sont pourtant saisissantes, palpitantes même : les personnages quittent en effet l’obscurité avec élégance ou dans une belle fulgurance pour gagner les feux de la rampe qui font superbement éclater les couleurs de la soie moirée de leurs costumes quand ils ne nous dévoilent pas, très progressivement et mystérieusement, leur silhouette avant de nous laisser pénétrer tout entier leur aspect ; leur « retour au désert » se fait avec la même intensité ou vivacité, les personnages disparaissant de façon plus ou moins subite et précipitée dans une diversité de mouvements (lents, rapides, virevoltants…). Les tableaux ainsi formés s’enchaînent dans un bon rythme, évitant assez bien l’écueil du statisme ou de la répétition lassante en jouant sur des variations de cadrage (un personnage apparaîtra tantôt dans l’encadrement d’une porte ou d’une fenêtre, tantôt dans un halo de lumière perçant le noir ambiant avant de s’élargir au champ de la scène), en jouant encore sur l’étagement du plateau (un personnage en haut, un autre en bas, un escalier pour les aider à se rejoindre ou à s’éloigner, deux niveaux de jeu pour une scène, sinon deux… ainsi verra-t-on Mme de Merteuil en bas qui conte les coups bas et Valmont en haut qui joue du pipeau…) ou en utilisant enfin toute la largeur de la scène et le grand nombre des points d’entrée, de jeu et de sortie – une porte dérobée, une fenêtre, un simple passage, un couloir – que circonscrit souvent la lumière à un espace relativement réduit. Il y a ainsi des séquences empreintes de tension et de solennité, faites de déplacements silencieux et de parole rare qui alternent avec d’autres, plus joyeuses et légères, dont l’entrain repose souvent sur le refrain d’un mouvement, la ritournelle d’une réplique (cf. les cris chantants de Cécile de Volanges appelant sa « maman » tout en traversant la scène et ceux de Mme de Volanges, non moins tintinnabulants, appelant sa fille, tout en traversant la scène).

La transcription de lettres en dialogues théâtraux aurait également pu donner à l’ensemble une allure hiératique, avec des prises de parole sans doute trop longues pour apparaître bien naturelles dans un échange entre personnages à l’esprit vif – pour certains – et qui se font face mais elle ne constitue pas ici une pierre d’achoppement. Le plaisir de raconter et de se raconter est assez sensible pour que les tirades ne passent pas pour des soliloques et la dimension épistolaire n’étant pas toujours occultée par ailleurs, via un jeu de mise à distance des personnages, de lettres apparentes, écrites ou lues, les récits qui prennent le pas sur la conversation trouvent dès lors leur justification.

Las, le charme se rompt souvent lorsque la parole trahit le jeu et le ton des acteurs.

Les personnages se présentent à nous de façon extrêmement caricaturale et ne sauraient être pris au sérieux parce que cette outrance ne semble pas aller de soi mais être trop manifestement feinte et artificielle. Il est dommage que le metteur en scène confonde le naturel des personnages et la perception que l’on peut en avoir, comme c’est particulièrement le cas pour le personnage de Cécile de Volange, le premier à apparaître sur scène. Fanny Blondeau qui l’incarne surjoue non pas tant la naïveté que la bêtise et la rend d’emblée plus ridicule et risible que touchante, plus proche de Bécassine que de l’Agnès de L’École des femmes, ce qui enlève beaucoup à son statut de victime qui devrait nous désespérer, notamment quand son « éducation » se fait à marche forcée sous la tutelle de la marquise de Merteuil et la violence dominatrice de Valmont. La comédie de la cour nous semble ainsi bien moins piquante et cruelle que grossière et bêtasse, surtout quand elle prend un virage mélodramatique : on pense aux halètements ou pleurs excessifs de la part de Julie Duchaussoy aux moments où son personnage, Madame de Tourvel, cède et perd face à Valmont (Vincent Perez) — jusque là, elle jouait pourtant avec beaucoup de naturel et de simplicité ; on pense également à cette fausse note finale, ce cri de la marquise de Merteuil (Dominique Blanc) qui craque, hors des regards, mais non de l’ouïe. Était-il bien utile de nous faire penser alors à ces mauvaises séquences de films américains où l’on voit un personnage au désespoir, agenouillé devant ce qu’il a perdu de plus cher, jeter un cri retentissant, avec le mouvement tragique de caméra bien connu qui s’élève dans les airs pour mieux rendre compte de la force du cri et de l’abattement du personnage ? Ne pouvait-on s’en tenir à l’implicite de l’effet Koulechov qui rend le regard et l’allure impassibles de Dominique Blanc très parlants lorsque la marquise quitte sous les huées la scène ? La subtilité, ailleurs présente dans certains changements de tableau ou dans les non-dit de certaines poses et postures, fait défaut dans ces passages-clés ; on passe en quelque sorte de l’univers délicat des ombres chinoises de Michel Ocelot (cf. Les Contes de la Nuit) à un mauvais théâtre de Guignol tant le ballet pictural que nous offre Christine Letailleur prend trop souvent des allures de carnaval en raison de ce jeu trop souvent appuyé des acteurs, dans les moments de tension extrême, pour les uns, et à tout moment, pour d’autres… à l’instar de Vincent Perez.

C’est que réellement vous n’avez pas le génie de votre état ; vous n’en savez que ce que vous en avez appris, et vous n’inventez rien.

Ces mots de Madame de Merteuil à Valmont pourraient tout aussi bien s’adresser à l’acteur qui l’interprète ici. Valmont est certes un libertin, un don Juan qui fait de la conquête d’une femme un jeu mais Vincent Perez, joue ici à l’excès et cabotine ad nauseam, transformant le prédateur en amuseur de galerie sinon en bouffon sans grande profondeur, ne s’efforçant que d’assouvir ses plus bas instincts. Cela se ressent de façon assez patente dans une scène fameuse du roman, celle où le séducteur se sert du corps d’Émilie, une courtisane, comme pupitre pour écrire une lettre aussi sincère que perfide à Mme de Tourvel ; la prose de Valmont est suggestive, coquine, terrible dans le roman mais graveleuse et sans intérêt sur scène, sans la magie qu’offre le double sens et qu’est loin d’apporter le french accent que la prostituée (Stéphanie Cosserat), devenue anglaise pour l’occasion, a ? prend ? Il manque en effet à ce Valmont qu’incarne Perez la finesse et la complexité qui nous feraient voir, par exemple et autrement que par les paroles de Mme de Merteuil, son attachement à Mme de Tourvel et nous feraient comprendre sa fin larmoyante généreuse. On croit voir ici Tom Hulce jouer Mozart (cf. Amadeus de Miloš Forman) mais sans faire sienne et authentique la folie du personnage et on regrette le jeu, plus froid mais plus fin, d’un certain John Makovich dans l’adaptation cinématographique des Liaisons dangereuses de Stephen Frears. Dominique Blanc met, quant à elle, du temps à trouver sa voie, son ton, son naturel ; le texte est parfois débité voire récité plus que joué même si, elle a du métier, elle évite la catastrophe. Manquant de cette retenue que le personnage se targue pourtant de toujours avoir et revendique fièrement, elle semble trop longtemps ne pas devoir être le Machiavel féminin attendu. Ce n’est qu’au fil de ses changements de costume qu’elle entre tout à fait dans le rôle et ce n’est qu’à partir du moment où son personnage déclare la guerre à Valmont qu’elle devient tout à fait charismatique. Le problème vient peut-être, finalement, de la distribution et non de la seule direction d’acteur…

Quoi qu’il en soit, ce parti pris de l’outrance aurait pu, assumé, convaincre mais perçu comme surjeu plus que jeu, il agace et ennuie au lieu de divertir… il gêne même. La scénographie est belle mais la justesse des acteurs vacille trop. Dommage.

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© Brigitte Enguérand
Le spectacle se joue au Théâtre de la Ville du 2 au 18 mars 2016. Pour les dates de la tournée, c’est ici.