© Natalia Kabanow
Krystian Lupa donne le temps au temps dans cette adaptation théâtrale du roman Des arbres à abattre de Thomas Bernhard, pas tant du fait de la durée de la pièce (plus de quatre heures) qu’en raison de la temporalité que le metteur en scène nous fait ressentir en nous plongeant dans une torpeur quasi continue qui dit bien ce que l’auteur autrichien dénonce avec force dans son récit, à savoir la mollesse et l’indigence de ceux qui, paradoxalement, s’imaginent dans un état constant d’effervescence intellectuelle et créatrice et s’auto-proclament artistes. La charge est d’autant plus virulente dans le texte de Bernhard que ce dernier s’y met en scène : par la dimension autobiographique que revêt alors son œuvre, il rend tout à fait éclatante, sinon authentique, la vacuité de ceux qu’il critique via le contraste qu’il met au jour entre leur parole, leur action et leur être, un contraste qui dépasse la simple hypocrisie pour tendre vers le déni de leur cuistrerie. Krystian Lupa rend bien compte de tout cela sur scène et enfonce par ailleurs le clou de la diatribe en s’efforçant d’effacer la nationalité de ceux que cible le romancier ; le message passé apparaît dès lors plus directement universel mais n’en est pas moins trop appuyé…
Une certaine langueur certaine s’empare effectivement très rapidement du spectateur, celle-là même qui s’installe dans ce salon de Maja Auersberger (Halina Rasiakówna) où ses hôtes et elle végètent en attendant un comédien de renom et où ils continueront durablement de végéter après que celui-ci les a rejoints tard dans la nuit. Tous les personnages s’ennuient et cet état d’esprit nous gagne hélas trop souvent dans ce rythme volontairement alenti de la pièce qui nous rappelle quelquefois, mais sans jamais les égaler (heureusement !), les longueurs de Das Weisse vom Ei (une pièce inspirée de l’œuvre d’Eugène Labiche et créée-montée par Christoph Marthaler). On entre ainsi très vite en empathie avec celui qui nous supplée sur scène, ce personnage de Thomas Bernhard (Piotr Skiba) qui est presque au supplice devant le spectacle qu’offrent Maja et les autres convives… La preuve par l’épreuve donc ? Si l’on comprend bien l’idée de Lupa, on regrette tout de même que cette lenteur ne soit pas davantage synonyme de temps suspendu que de temps-qui-ne-passe-pas d’autant que bien des éléments de la scénographie permettaient (et ont même permis, dans une mesure cependant insuffisante) d’y remédier : on pense ainsi au recours à un plateau plein de ressorts, à la vidéo ou plus simplement à l’humour.
La scène qui nous accueille est de fait propre à nous captiver et à nous intriguer dès l’entrée en salle. En effet, l’intérieur de Maja est enfermé dans une serre qui s’apparente au jardin d’hiver utilisé dans Les Français (une adaptation théâtrale de La Recherche de Proust). On peut, comme pour cette pièce de Krzysztof Warlikowski, l’assimiler à une tour d’ivoire, celle d’une petite société qui se croit supérieure alors même qu’elle court à son déclassement, mais on y voit surtout la mise en vitrine d’un cabinet de curiosités. Sur scène, le personnage de Thomas Bernhard, qui se tient à l’extérieur de cette serre, joue de fait au démonstrateur acerbe et cynique. Manifestement blasé mais un brin amusé malgré tout, il se livre à des commentaires assez piquants, mettant en relief l’inanité de ses prétendus amis ainsi que ses propres désillusions à leur sujet, au sien aussi. Dans cette dissection des âmes pratiquée en direct, on se trouve fasciné face au vide ; ce sentiment s’étiole toutefois au fil des heures en dépit du manège que va constituer la scène pour nous transporter en d’autres lieux et d’autres temps ayant trait à un personnage aussi central qu’« absent », celui de Joana, interprété par Marta Zięba (après nous avoir surpris et séduits, la ritournelle du plateau tournant devient rapidement routine). C’est qu’il manque peut-être cette dimension fantasmagorique qui nous avait tant charmés dans l’adaptation théâtrale des Arbres à abattre proposée par Claude Duparfait et Célie Pauthe à la Colline en 2013, avec une mise en scène dans laquelle les souvenirs de Thomas Bernhard (Claude Duparfait) surgissaient du noir comme de sa pensée. Krystian Lupa opte certes pour une lecture plus scientifique, celle du savant naturaliste observant une espèce et son évolution jusqu’à sa dégradation ultime (ce qui expliquerait que le personnage de Thomas Bernhard soit le dernier à partir de cette soirée à laquelle il ne souhaitait pas se rendre), mais sans doute ne laisse-t-il pas assez de place à la fiction, à la sortie d’un réel trop prosaïque et terre-à-terre, du moins en apparence, malgré les analepses et collusions temporelles ménagées par le tournoiement de la scène et l’usage aussi esthétisant que pertinent de la vidéo.
L’œil de la caméra intervient de façon récurrente dans la pièce ; c’est d’ailleurs lui qui l’ouvre, captant les doux rêves d’une Joana pleine de foi en l’avenir, des rêves que l’on comprend surtout être le prélude d’un douloureux réveil après avoir viré au cauchemar. Ce premier film est, a posteriori, tout à fait édifiant et constitue la clef du spectacle ; il résume à lui seul tout ce qui fait le sel et l’horreur du récit de Bernhard : les ambitions perdues et l’impossible accomplissement de soi. Sans être annoncé comme le début du spectacle (lumières de la salle non éteintes et son sourd, à peine perceptible) et diffusé, partant, dans l’indifférence quasi générale d’un public bavard, il traduit la manière dont on peut rester insensible à l’autre et combien tout à chacun reste finalement centré sur soi. Quand la vidéo s’affirme comme partie intégrante du spectacle, l’écran ne s’interpose plus entre les personnages et nous mais prend alors le relais de cette baie vitrée derrière laquelle se trouvent les invités de Maja Auersberger : il nous tient, à l’instar d’un quatrième mur bis, aussi bien à distance qu’à l’abri pour nous guider dans une observation plus fine du délitement d’une élite dite artistique. D’un médium à l’autre, tous deux de belle facture et d’une belle plasticité, le propos reste toutefois identique et fait redite. Les films projetés redoublent de fait le fossé bien palpable, sur scène, entre Thomas Bernhard et les autres personnages : les plans et cadrages les séparent effectivement et, par les retours en arrière opérés, pointent du doigt l’inertie d’êtres toujours restés égaux à eux-mêmes et d’une certaine manière déjà morts à eux-mêmes en raison de leur incapacité à se réaliser pleinement. Dès lors, l’action, stagnante, patine et en pâtit, d’autant plus que l’humour, assez présent en début de spectacle, se délite pour s’évanouir assez tôt et presque complètement.
Trop prépondérante sur scène, l’« illustration » du propos de Bernhard que constitue l’action produite dans le salon de Maja se fait quelque peu aux dépens de l’ironie mordante du romancier. Omniprésent, le personnage de Thomas Bernhard, joué tout en subtilité par Piotr Skiba, n’en semble pas moins très en retrait… trop : il a, de fait, davantage la posture du spectateur commentateur épisodique que la stature de l’acteur et son personnage intéresse peu finalement. Sa parole drôlatique et satirique, trop peu portée par un corps pris dans l’action, s’atténue et s’efface en musique de fond qui devient dès lors assez inaudible. Il y a bien des running gags qui nous tiennent en éveil (les entrées et sorties des personnages avec le « jeu » du porte-manteau, les reparties originales du mari de Maja, Gerhard – Wojciech Ziemiański –, les poncifs et tenues de cette Odette Verdurin qu’est Maja qui défilent et s’égrènent comme autant de perles indignes d’une superficialité insigne) mais ils s’essoufflent vite si bien que la pièce, sans soubresauts majeurs, s’éternise et semble toujours repousser son terme quand elle s’en approche pourtant. La bande son, faite de notes de piano éparses et de râles étranges, dit bien cette lente agonie collégiale, bien plus que la reprise de la cold-song-tarte-à-la-crème de Purcell, soit dit en passant.
On sort ainsi las et épuisé de ces Arbres à abattre de Krystian Lupa mais pas moins exalté par le caractère magistral de la mise en scène, bien soutenue et investie par des comédiens dont l’engagement et l’excellence forcent le respect. Si ce spectacle est de ceux qui font impression et marquent, on aurait tout de même préféré qu’il nous paraisse trop court plutôt que trop long.