Le film est très lent à se mettre en place mais les acteurs sont bons et l’image belle ; on ne s’impatiente donc pas trop avant que la narration ne se noue, introduisant, sans crier gare, de l’étrangeté et nous faisant ensuite basculer rapidement dans la quatrième dimension ou, plus précisément, dans La vie est un songe de Calderón – à une différence de taille. L’auteur espagnol laissait sans repères son protagoniste mais le lecteur savait lui où il en était ; ici, les spectateurs sont autant perdus que les personnages, sinon plus, puisque ces derniers ne s’interrogent pas tant que cela sur le sens à donner à ce labyrinthe dans lequel on les fait évoluer et où le départ entre réalité, rêve et film tourné est difficile à faire voire impossible.
Les effets de miroirs fonctionnent effectivement à plein régime avec des strates de spécularité diverses et variées. Réalité, rêve et film ne sont pas seulement entrecroisés ; à la profondeur des mises en abyme, s’ajoutent les dédoublements et gémellité des personnages ainsi que la circularité qu’offrent les retours en arrière qui n’en sont pas vraiment et les séquences ou plans déjà vus – ou presque – qui nous mettent face à des sortes de bugs ou boucles cinématographiques. Les références à David Lynch (Lost Highway, Mulholland Drive…) sont évidentes – les plus jeunes penseront au film Inception de Christopher Nolan – mais cette virtuosité dans l’imbrication des différents niveaux de « vie » s’accompagne ici de comique, un comique tout à fait particulier parce qu’il procède de décalages grossiers et faciles mais qu’il reste très fin et subtil dans la mesure où rien n’est fait pour le souligner. Pour s’en convaincre, on ne prendra que l’exemple du dermatologue aux problèmes de peau très visibles et rebutants : patient, caméra, bande son, personne, rien ne s’émeut de ce qui apparaît éminemment paradoxal.
Le tout reste tout de même bien froid, pas tant à cause de cet humour pince-sans-rire que du fait des ambiances créées qui rappellent celles des toiles de David Hockney ou d’Edward Hopper, les couleurs chaudes en moins et l’émotion sans doute aussi. Le film apparaît d’ailleurs plus comme un film d’atmosphères malgré ses nombreuses trames narratives. On peine en effet à s’attacher aux personnages, des personnages, le plus souvent incompris en outre, qui ne parviennent pas à faire partager leurs pensées, leurs sentiments et leurs difficultés, dans les sphères professionnelles aussi bien que privées. Les acteurs au jeu sans excès ou peut-être excessivement naturel n’y sont pour rien ; c’est sans doute que le spectateur, à l’instar des personnages, n’étant lui-même pas mis en situation de comprendre, ne se préoccupe finalement que de lui et de sa capacité à démêler le vrai du faux, à résoudre ce qui s’apparente à un casse-tête. Ce n’est donc pas tant ce qui arrive aux personnages qui nous interpelle dans ce film que ce qui nous arrive à nous : on croit saisir puis plus. Quentin Dupieux excelle effectivement à nous lancer dans une piste qui très vite s’avère fausse, tout cela pour trouver une clé qui n’existe vraisemblablement pas.
La richesse du film n’est pas que formelle, elle tient aussi à son propos sur la télévision, sur le cinéma et sur la réalité ou le sentiment de réalité que ces médias véhiculent. Ce propos, sévère mais plein de dérision et d’auto-dérision, s’appuie sur des clins d’œil à des formats télé – séries ou émissions – bien connus ou à des films, aussi bien de Dupieux lui-même que d’autres réalisateurs, ou bien à ce que ces derniers font (présenter leur projet de film à des producteurs plus ou moins réceptifs par exemple) ou encore à ce dont ils rêvent (la consécration d’un Oscar). On note que ce message critique sur l’image, qu’elle soit télévisuelle ou cinématographique, ainsi que sur les professionnels et publics de ladite image, relaie par son métalangage l’esthétique de la mise en abyme du film, de l’histoire dans l’histoire dans… On pense ici au rôle joué par Michel Hazanavicius qui doit remettre un Oscar ou bien au choix de Philip Glass, adepte de la musique répétitive, pour la bande originale. Le sens et la forme sont ainsi rendues indissociables ; on n’est donc pas tout à fait dans la logique de l’art pour l’art et d’une forme qui serait à elle-même sa propre fin comme pouvait le laisser croire cette esthétique du serpent-qui-se-mord-la-queue si travaillée par Dupieux.
L’exercice de style n’est donc pas vain ici mais n’apparaît pas assez abouti. L’idée d’un exercice brillant mais sans brio ne nous quitte pas en effet. La réalisation est sans doute encore trop proprette et intellectualisante – des aspérités, sensibles, manquent –. On fait cependant confiance au talentueux et exigeant Quentin Dupieux pour continuer à nous intriguer et à nous étonner, ce qui n’est déjà pas rien.