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Timbuktu

Timbuktu

 

Timbuktu offre une dénonciation de l’intégrisme religieux aussi efficace que fine et subtile. Le réalisateur Abderrahmane Sissako évite soigneusement le pathos et le manichéisme dans cette plongée au cœur d’une ville régentée par des islamistes ; il nous met simplement face à la réalité du quotidien de cette ville pour en montrer l’horreur et l’atrocité.

Cette horreur et cette atrocité, celles des violences morales et physiques exercées sur la population privée des libertés et plaisirs les plus élémentaires, se manifestent justement dans la banalisation de ces privations et dans la norme que la charia imposée aux habitants devient. Ainsi, l’on n’a pas le droit de chanter, de jouer au foot, de s’habiller comme l’on veut, qu’on soit un homme ou une femme.

Cette horreur et cette atrocité sont également rendues évidentes par le contraste, sur la forme, entre la beauté des paysages ensablés et des visages maliens souvent montrés en gros plans, victimes offertes aussi bien à la caméra qu’à la barbarie ordinaire, et cette dernière qui aboutit à des coups de fouets, à des impuissances, à des injustices ; elles sont rendues également sensibles par le contraste, sur le fond cette fois, entre la simplicité et la justesse des raisonnements des êtres assujettis, d’une part, souvent tirés d’une foi sincère et modérée quand ce n’est pas simplement du droit et du sens commun, et les syllogismes imparfaits sinon absurdes des intégristes d’autre part.

« La raison du plus est toujours la meilleure [...]

Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait. [...]

On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès. »

Le film parvient toujours très simplement à revisiter la fable de La Fontaine, « Le Loup et l’Agneau », mettant face à leurs incohérences et à leurs contradictions ceux qui prétendent détenir la Vérité. Ainsi, au nom d’un Dieu qu’ils sont censés comprendre et représenter mieux que les autres, ils s’autorisent à entrer dans une mosquée armés et à perturber les prières des fidèles, ils s’autorisent à aller contre l’usage en permettant à l’un d’eux d’enlever une jeune fille pour se marier avec elle sans le consentement de ses parents ou ils s’autorisent encore à aller contre le bon sens en imposant sans discernement le port de gants à une femme qui ne peut dès lors travailler correctement. Tout cela est justifié par une mauvaise foi rendue d’autant plus flagrante et délictueuse qu’ils ne tirent pas leur force de Dieu mais des seules armes en leur possession et qu’en bons tartufes, ils ne suivent pas tant la volonté divine que la leur propre et leurs intérêts tout à faits personnels. On le voit bien dans le film, ce sont de simples hommes qui se disputent à propos de foot, qui jouent à conduire comme des gamins ou fument en cachette et qui, souvent par opportunisme, lâcheté ou ignorance – on pense à ce jeune Français qui, pour un film de propagande, a bien du mal à témoigner de son adhésion sincère à la charia et à qui l’on propose plutôt de la jouer, tel un comédien – n’ont vu là qu’une manière de prendre le pouvoir et d’en abuser, qu’une manière aussi, pour certains, de se protéger et d’être intouchables (cf. le pêcheur qui croit pouvoir tuer le bétail d’autrui en toute impunité).

Cette objectivité de la caméra donne à Timbuktu une dimension universelle et en effet, il est clair que lorsque l’on regarde frontalement un être humain, à la manière d’un Camus dans La Peste, tout est concerné. L’action se passe ici dans un pays qui peut sembler lointain aux Occidentaux mais l’on s’adresse particulièrement à eux ici, pour les informer, pour les responsabiliser également, pour les inviter eux aussi, peut-être, à faire preuve de discernement, eux dont il est si souvent question à travers la langue, les armes, le foot.

On atteint également une forme d’universalisme par la poésie dont est empreint le réalisme documenté plus que documentaire du film, une poésie que fait émerger la manière de filmer les paysages, de faire entendre la musique malienne, la révolte sourde de joueurs de foot sans ballon, le temps suspendu par la folie d’un personnage, Zabou, incarné par Kettly Noël. Ce film se regarde aussi comme un conte qui délivre nécessairement un enseignement, c’est sa vocation, et dont le principal message est peut-être celui de lutter contre la tentation des amalgames, le film rappelant que les premiers à souffrir et les premiers à se révolter sont les musulmans modérés, eux qui sont dès lors, à double titre, victimes : humiliés, fragilisés par des liberticides, ils sortent de la modération pour verser aussi dans l’excès. Hors de la révolte et du fatalisme, point d’autre salut que la folie.

Si le film n’est pas le choc attendu, c’est justement parce que la violence qu’il révèle est plus profonde, plus insidieuse, plus sourde que celle qui nous parvient à travers les condamnations à mort par lapidation, les attentats, les enlèvements ou viols des femmes, autant de manifestations qui frappent les esprits mais qui occultent aussi la souffrance « ordinaire » des peuples opprimés. C’est un second rappel. Il nous arrive, en Occident, d’être éprouvés par les attentats qui sont perpétrés sur notre sol mais un retour à la normale est possible vivant justement dans des démocraties et notre liberté, même mise à mal, n’est jamais remise en cause aussi fondamentalement que dans ces théocraties imposées au peuple dans la violence.

Si le film ne convainc pas tout à fait, présentant des imperfections dommageables – une certaine froideur dans ce traitement objectif qui nous laisse quelque peu à la porte des personnages, des ellipses, notamment dans les scènes finales, qui sonnent comme des incohérences, l’esthétisation qui prime parfois maladroitement sur le réalisme du film comme c’est le cas dans les passages où Zabou apparaît ou dans le plan final… –, Timbuktu  n’en est pas moins un beau film, qui tente, avec beaucoup d’humilité, de nous élever très haut.