© Craig T. Mathew
Lucinda Childs à la chorégraphie, John Adams à la musique et Frank Gehry à la scénographie manquent leur rendez-vous avec le public dans cette rencontre du troisième type qu’est Available Light.
Quand les corps se mettent en mouvement dans un bel effet de pellicule au lointain de la scène et entrent dans un quadrille étagé qui intrigue par cette logique de couleurs et de groupes que l’on embrasse difficilement d’un coup d’œil et que l’on ne cerne donc pas tout à fait, on se dit que tout commence bien tant le tout interpelle. Cependant, au fil des minutes qui s’égrènent, le ballet devient trop mécanique et technique et ne raconterait rien de bien intense ni de bien sensible si les danseurs n’étaient portés par la musique et les changements de lumières qui, seuls, scénarisent et dramatisent ce qui se passe sur scène – ou ne se passe pas d’ailleurs.
Pourtant, l’histoire est belle, du moins celle que l’on croit saisir dans cette rencontre qui s’efforce de se faire par ce travail de jambes et de bras relativement raides qui tendent vers une synchronie parfaite et vers l’absence de considération de la couleur (rouge, noir ou blanc) que chacun des danseurs arbore, une couleur qui matérialise sans doute une séparation, une différence, une appartenance « communautaire » et qui, partant, représenterait aussi une fracture à réduire. Cette rencontre, d’une étrangeté certaine avec cette gestuelle décalée et quasi robotique des danseurs, nous fait entrer dans une autre dimension, un lieu où l’humain et le divin se voient et se côtoient pour faire jeu égal, un jeu tout à fait perceptible par le choix des couleurs mais trop désincarné pour nous transporter.
Le blanc est effectivement cette couleur qui d’emblée semble figurer le divin : les danseurs qui le portent, moins nombreux et donc plus singuliers, évoluent en hauteur et donnent l’impression, ce faisant, d’impulser le mouvement et le tempo à ceux d’en bas. Le rouge et le noir se rattachent ainsi aussitôt à la terre et peut-être à la révolte, à la guerre, au tiraillement entre deux possibles (Stendhal, es-tu là ?). Plus on avance dans le spectacle, plus les communications s’établissent entre les différents « corps », au point que les danseurs finissent par paraître interchangeables, montant et descendant presque imperceptiblement à la faveur d’un noir (ou de la tête trop haute d’un spectateur…) et ne se regroupant pas nécessairement sous une même couleur avant de se retrouver unis, à la fin du spectacle, dans une même direction. Or cette réécriture optimiste de la tour de Babel où les hommes, parlant déjà un autre langage ici, calqueraient leurs pas sur ceux du divin pour mieux s’entendre entre eux et être tous au même niveau, ne nous touche pas. La raison ? Cette quête de transcendance et d’égalité n’est pas racontée de façon assez frappante par la danse, malgré les lumières, malgré la musique, malgré les noirs qui la ponctuent.
Le sens nous échappe peut-être mais c’est surtout la beauté, en fait, à commencer par celle des costumes, qui fait défaut, celle qui rendrait le mouvement hypnotique, saisissant, superbe, celle qui nous perdrait dans ce mouvement, ces étages, ces couleurs, une beauté que l’on trouverait sûrement si la danse faisait complètement corps avec la musique et la lumière, ce qui ne se produit vraiment qu’en début et fin de tableaux. Ici, la technicité vire à l’exercice de style sans atteindre le seuil de la virtuosité qui éblouit, comme avait pu le faire de manière si éprouvante et captivante Jan Martens dans The dog days are over. Avec les pas sautillés de ses huit danseurs, formant en continu des figures parfaites, aussi bien dans la lumière que dans l’obscurité, une ligne de fuite se dégageait, on était constamment dans l’attente. Ici, ce n’est pas le cas. L’intensité de cet Available Light est si faible que l’on penserait volontiers ne rien rater en fermant longtemps les yeux durant le spectacle tant les mouvements ne réservent bien vite aucune surprise ni variation tangible… C’est peut-être bien là le seul drame qui se joue pour un spectacle si court…
Ainsi, au sortir de la salle, on ne peut s’empêcher d’entendre dans ce titre, Available Light, – et c’est éminemment paradoxal et injuste pour cette danse si technique et travaillée –, que les danseurs ont vu de la lumière et sont entrés… pour s’échauffer.