© Vincent Pontet / OnP
La scénographie de Damiano Michieletto revisite avec intelligence et beauté Samson et Dalila, l’opéra de Camille Saint-Saëns. Le metteur en scène dévoie cependant l’œuvre originale en ne donnant pas à Dalila, par péché de romantisme ou plus vraisemblablement de mièvrerie, la détermination et le caractère fort qu’elle y manifeste. On croit dès lors voir « Samson sans Dalila » et le spectateur peut à juste titre – sans mauvais jeu de mots – se sentir floué.
Ce qui s’offre à nos yeux aux divers levers de rideau promettait pourtant. Les décors sont effectivement bien pensés, qui montrent comme le sacré et le profane se lient et se délitent et comme le propos de Samson et Dalila est toujours très actuel. De la cellule monacale initiale à la même cellule de prisonnier finale, du temple à la salle de réception décadente en passant par la chambre qu’une même pièce figure, les tableaux se succèdent, saisissants, réconciliant très habilement l’ancien et le moderne, jusque dans les costumes qui, du « bleu de travail » ou de la nuisette à la toge purpurine antique, nous font remonter l’Histoire.
Damiano Michieletto est également pertinent et judicieux dans certains partis pris qui contribuent, eux aussi à l’atemporalité de l’œuvre de Saint-Saëns. L’idée de faire, des chœurs, des voix intérieures de Samson qui le tentent ou le préviennent en bons ou en mauvais génies, est très probante. Même si le passage à la « réalité », i.e. ce passage de l’hallucination à l’incarnation des Hébreux, ne se fait pas toujours sans mal, se faisant parfois sans transition, ce choix dramaturgique donne beaucoup de profondeur et d’humanité au personnage de Samson et témoigne bien de l’importance de sa foi – élément crucial de la pièce, déjà mis en exergue, au tout début, par la posture de prière du protagoniste et la Bible qu’il tient – et, partant, de celle que Dalila parviendra à prendre dans ce cœur si enthousiaste, autrement dit habité par Dieu. L’entrée dans le premier acte est d’une gravité par ailleurs très bien dramatisée par l’austérité des décors et ce lever de rideau très lent qui dévoile une grille ou plutôt un mur laissant parfois voir en transparence, quand l’ombre de Samson s’y pose, les silhouettes de ses « frères » esclaves. Représenter les Philistins en miliciens fascistes, prêts, de façon toute arbitraire, à violenter, à torturer mentalement et physiquement au gré d’une roulette russe, ou encore à tuer, rappelle combien l’histoire répète ses tyrannies et s’avère tout aussi opportun et judicieux.
D’autres choix dramaturgiques sont en revanche bien plus contestables, au premier rang desquels celui de faire de Dalila une faible femme – d’aucuns diront, une amoureuse. On évoque souvent la trahison de Dalila vis-à-vis de Samson, c’est davantage celle de Michieletto à l’égard de l’héroïne éponyme qui nous émeut ici. Sur scène, Dalila ne semble tromper Samson que sous la pression du Grand-Prêtre et des Philistins. Tout est fait pour montrer hors le texte qu’elle est en effet contrainte, surveillée ; elle va même, repentante, jusqu’à remplacer l’enfant de la scène finale et aider Samson à se venger voire se substituer tout à fait à lui. Michieletto prend donc le parti de transformer le loup en agneau comme s’il était inconcevable qu’une femme soit décidée, en toute conscience, à servir sa patrie et sa foi, au risque de devoir se sacrifier elle-même, telle une Esther ou une Judith. Il n’y a donc pas qu’à Samson qu’on ôte ici la force, d’autant que ce « on » n’est pas Dalila mais Samson lui-même… Camille Saint-Saëns n’est pourtant pas Cecil B. DeMille… Mais Dalila apparaît d’autant plus l’ombre d’elle-même, dans cette mise en scène, qu’Anita Rachvelishvili, qui l’interprète, ne convainc pas en amante, ni par sa voix, ni par son jeu. Elle est en effet d’une sensualité bien trop froide pour être ensorcelante et son chant n’a pas la rondeur nécessaire pour la faire enjôleuse. Elle n’est de fait pas la sirène espérée.
Plus largement, la distribution de la pièce est problématique. Si les comédiens tenant les premiers rôles jouent très bien, leur chant, le plus souvent, déçoit : Aleksandrs Antonenko (Samson) et Egils Silins (le Grand Prêtre), ont une voix, pour l’un haut pincée et peu impressionnante et pour l’autre sans assez de corps et d’ampleur, qui jure étonnamment avec le charisme qu’ils ont sur scène. Ils ne sont en cela pas aidés par la direction musicale aussi impeccable qu’imposante de Philippe Jordan, qui surligne plus qu’elle ne souligne délicatement les paroles des chanteurs.
Ce Samson et Dalila, par son aspect formel, se laisse pourtant bien regarder jusqu’à ce final époustouflant qui ne peut cependant tout à fait nous souffler tant il nous rappelle, non sans un vif déplaisir, combien ni la lettre ni l’esprit de l’opéra de Saint-Saëns ne sont respectés. Dommage.