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Disgrâce

disgrace_simongosselin_4© Simon Gosselin

C’est dans un rythme pour le moins alerte que Jean-Pierre Baro met en scène Disgrâce, un roman de John Maxwell Coetzee, mais son adaptation théâtrale déçoit en ce qu’elle n’est guère plus qu’un filage relativement adroit des moments-clés du texte original, comme si le seul propos de la pièce était de nous en « épargner » la lecture. La fidélité de Baro au roman, qui semble trop grande dans un premier temps, s’avèrera n’être qu’un trompe-l’œil pourtant. Là n’est pas le principal reproche cependant : ce qu’il manque surtout à la pièce de Baro, c’est un point de vue qui donne un éclairage aussi nouveau que pertinent au récit de Coetzee.

Si les événements principaux du roman défilent dans une maîtrise et une tenue scénographiques manifestes – les décors, la lumière et le placement des comédiens permettent de passer d’un espace-temps à un autre de façon claire et dynamique –, pour qui a lu Disgrâce, l’impression de redite et de résumé plus ou moins détaillé est d’autant plus tenace que les faits sont rapportés en suivant à la lettre la trame narrative de Coetzee. On a l’ossature du récit, certes, mais pas sa chair fait défaut, celle que constitue par exemple la musique à travers l’opéra que le protagoniste, David Lurie (Pierre Baux), veut inventer en s’inspirant d’une liaison amoureuse que le le vieillissant Lord Byron a eue avec une jeune femme mariée, Teresa, lors d’un séjour en Italie. Dans le récit, cette musique dont il cherche les accords et le livret occupe bien souvent les pensées de David : plus qu’une obsession, elle est pour lui un refuge, une vie par procuration, un miroir, une source introspective d’interrogation et de compréhension du monde et de lui-même en particulier. Or, sur scène, la musique ne trouve une place prépondérante, par le chant envoûtant de Sophie Richelieu, qu’en début et fin de spectacle et de façon complètement déconnectée de l’intrigue par ailleurs, comme pour créer, dans un souci uniquement esthétique, une ambiance suave ou grave selon l’atmosphère souhaitée ; elle ne retentit sinon que trop souvent sous la forme d’une vulgaire playlist.

La profondeur du roman de Coetzee n’est pas le seul fait de cette intrigue musicale parallèle et fantasmée ; elle tient aussi à l’immersion permanente du lecteur dans une conscience atypique, non politiquement correcte, dans une introspection qui suspend quelque peu le temps malgré les péripéties et drames vécus comme c’est le cas, mais de façon plus nourrie, éclatante et forte, dans Mrs Dalloway de Virginia Woolf ou La Recherche de Proust. Or, chez Baro, l’action prime sur la réflexion avec un David Lurie davantage passeur de plats que narrateur introspectif et égocentré. D’aucuns y verront peut-être là le point de vue du metteur en scène, sa patte, une façon de rendre le récit de Coetzee plus haletant que contemplatif, mais on a peine à comprendre pourquoi Jean-Pierre Baro a souhaité adapter cette pièce si c’est pour la désépaissir ainsi, faisant penser que la disgrâce de Lurie vient d’une déchéance morale, professionnelle et sociale quand elle n’est sans doute que celle de la vieillesse qui l’empêche de séduire et protéger qui il aime, une vieillesse qu’il se résignera à accepter bien qu’elle soit synonyme de renoncement à une vie hédoniste.

La mise en scène de Baro apparaît dès lors assez abrupte et sèche même si elle n’est pas sans poésie ni profondeur par endroits. Certains passages nous sortent en effet de l’aspect mécanique de l’enchaînement des actions pour nous conduire à une logique plus symbolique et méditative : on pense à cette danse des « chiens » menée par trois criminels ; on pense aux superbes couchers et levers de soleil qui nous plongent dans les nuits sud-africaines ; on pense aux bruits de la ferme de Lucy (Cécile Coustillac), la fille de Lurie ; on pense également aux toutes dernières scènes du spectacle – le dialogue entre Lurie et la famille Isaacs qu’il a malmenée pour assouvir ses désirs de jouvence et ses pulsions sexuelles –, une fin de partie qui contraste fort par sa lenteur et son étrangeté avec le réalisme et le pragmatisme qui se sont imposés jusque là ; on pense enfin à ces quelques corps peints de noir ou de blanc pour dire la soumission et la mort. Tout cela est très beau mais jure malgré tout avec l’ensemble qui se veut trop rapide et efficace dans la scénographie, le jeu et l’écriture des personnages.

Les acteurs jouent très bien et sont hors de cause, même en considérant le jeu parlé peu convaincant de Sophie Richelieu – son chant et sa danse font meilleur effet que ses prises de parole – qui interprète, entre autres, Soraya, une prostituée, et la femme de Petrus, un salarié de Lucy incarné par Fargass Assandé, cet acteur excellent qui nous avait déjà magnétiquement séduits en Estragon dans En attendant Godot (mise en scène de Jean Lambert-wild). C’est en fait l’espace dévolu aux personnages par Jean-Pierre Baro qui est insuffisant. Certes, tout est vu dans le roman par les yeux, les pensées et la voix de David Lurie mais c’était sans doute l’occasion ici de donner davantage de corps aux personnages « secondaires » du récit, de leur offrir une parole et une existence plus tangibles. Baro reprend ainsi le point de vue de Coetzee sans pour autant le mettre en valeur : le protagoniste est bien le narrateur mais n’est pas tout à fait l’acteur. Comme nous, il voit se succéder les scènes sans en être véritablement partie prenante parce qu’elles s’enchaînent trop rapidement ; ses monologues sont en outre réduits à des bribes de phrases.  De toute part, nous en revenons donc toujours au même constat : l’action prise dans un rythme trop soutenu prévaut dommageablement sur la réflexion et l’introspection.

Plus qu’une mise en scène, on croit ainsi voir une mise en voix et en espace qui n’accède pas au statut d’œuvre bien singulière. Jean-Pierre Baro tranche dans le vif du roman et le tue, ne mettant pas suffisamment en avant tout ce qui peut charmer et captiver chez Coetzee, au-delà des rebondissements de l’histoire, à savoir la nostalgie, la mélancolie et toute la noirceur d’une disgrâce.

166069-disgrace_simongosselin_6_web© Simon Gosselin
Spectacle joué du 3 novembre au 3 décembre 2016 au Théâtre national de La Colline. Pour les dates de la tournée, c’est ici.