Ce ne andiamo… © Elisabeth Carecchio
Daria Deflorian et Antonio Tagliarini offrent avec Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni (« Nous partons pour ne plus vous donner de soucis ») et Reality deux spectacles atypiques et sensibles, tant sur la forme que sur le fond, mais dont l’épure peut apparaître surprenante qui participe d’une certaine « déthéâtralisation » alors même que les auteurs s’inscrivent de plain pied dans une tradition théâtrale italienne double, celle très évidente de Luigi Pirandello et celle plus ancienne mais non moins prégnante de la commedia dell’arte –.
On peut en effet voir en Daria Deflorian et Antonio Tagliarini de dignes héritiers du dramaturge sicilien dans la mesure où leur théâtre plonge le spectateur au cœur du travail de création et de mise en scène, joue sur la difficulté de faire le départ entre fiction et réalité, explore de façon très riche et intime, par la grâce du théâtre dans le théâtre, la relation qui se noue entre les comédiens et leurs personnages et livre les limites du théâtre à représenter le réel. Ils s’en écartent cependant par l’absence délibérée de spectaculaire et de facéties en matière de décors, de jeu ou d’intrigues, aussi bien au niveau du spectacle lui-même qu’au niveau de la pièce qui doit y être jouée, une pièce qui n’est d’ailleurs, dans Ce ne andiamo… et Reality, qu’à l’état de projet voire de projet avorté et c’est par là que l’on retrouve à nouveau Pirandello et sa théorie du théâtre incapable de proposer une parfaite mimesis, la réalité échappant à un récit objectif et ne pouvant être circonscrite dans une seule subjectivité.
Cette sobriété dans les effets et dans le jeu met très intelligemment sur un pied d’égalité les différents enjeux de Ce ne andiamo et de Reality, à savoir la compréhension du théâtre – dans son processus de création et d’interprétation voire de monstration du réel – et celle du monde – à travers les morts brutales de quatre retraitées grecques victimes de la crise et d’une Polonaise ayant traversé la guerre, la dictature et la solitude –. Or, cette même sobriété nous éloigne paradoxalement du théâtre pour nous amener vers le manifeste littéraire et la tribune politique qui ne nécessitaient sans doute, eux, qu’un micro. On ne quitte pas l’idée, en effet, qu’une simple lecture ou mise en voix eût pu suffire – surtout pour Ce ne andiamo… où il y a très peu d’interactions entre les comédiens et où ces derniers parlent plus des personnages qu’ils ne les incarnent – et que, d’une certaine manière – pour ne pas dire « d’une manière certaine » –, le théâtre se refuse à nous ici même s’il se raconte et se met en scène avec une finesse indéniable.
Cela n’enlève cependant rien à la force et à la très grande humanité qui se dégagent de ce que nous proposent Daria Deflorian et Antonio Tagliarini grâce au choix de personnages simples, ordinaires, auxquels on peut très aisément s’identifier. Ici, au centre de chacun des spectacles, non pas une pièce à jouer pour les personnages-comédiens mais des personnalités à cerner, à comprendre pour les incarner au mieux dans un geste, une attitude, une scénographie. Le personnages-comédien est en empathie avec le personnage qu’il doit jouer et semble même vouloir s’effacer complètement derrière lui ; il n’est ainsi pas question d’ego mal placé comme on peut le voir chez les personnages-comédiens de Six personnages en quête d’auteur ou du Jour de l’italienne de la compagnie Eulalie ; tout se met au service du personnage à incarner et le théâtre n’est là que pour rendre compte, avec beaucoup de pudeur et d’humour, de sa « réalité ». Les débats menés par Diderot dans son Paradoxe sur le comédien sont ici très vite tranchés : le comédien doit ressentir pour comprendre et faire comprendre et ressentir.
Dans Ce ne andiamo et Reality, la commedia dell’arte n’est pas loin non plus. Bien que le texte soit écrit (comme l’indiquent bien involontairement les surtitres), l’improvisation qui l’a fait surgir reste effectivement tangible. Les balbutiements des comédiens sont évidemment ceux de l’écriture de ces spectacles. On part d’une trame narrative relativement ténue, celle d’un fait divers dont la charge politique est cependant forte, un fait divers auquel on accorde toute l’importance de dire le monde comme il va et, réfléchissant à ce dont on veut témoigner et à la manière la plus pertinente de le faire, on brode autour de ce canevas, devant les spectateurs que nous sommes, aidé de quelques accessoires qui devront faire illusion et surtout de quelques idées simples mais efficaces. On voit ainsi les personnages-comédiens-metteurs-en-scène appréhender et penser leur rôle tout haut, s’essayer à des effets, échanger sur la pertinence de tel choix scénographique, de telle posture du corps, de telle expression du visage… pour mieux mettre en lumière la psychologie des personnages à jouer, leur vie, les tenants, aboutissants et tournants de cette vie, quitte à l’inventer comme dirait Boris Vian (« L’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai inventée d’un bout à l’autre », écrivait-il dans sa préface de L’écume des jours). On n’est pas en quête de ce qu’un auteur a « voulu dire » mais de ce qu’une personne a été, voulu ou pas pu être. Le théâtre, dans ce théâtre-là, se fait fort d’être humble, nous rappelant à la fois toute sa puissance et toute son impuissance à dire ce qui est et ce qui n’est pas.
Le théâtre est ainsi étrangement là sur scène et hors de la scène : il est bien sur scène avec cette réflexion constante sur les personnages, la façon de les habiter et de les dessiner le plus justement possible, une réflexion qui tient à la fois, comme dit plus haut, de la tribune politique et du manifeste théâtral et il est bien hors de la scène parce que la pièce dont il est question dans les spectacles ne se jouera pas ou, du moins, par bribes uniquement et que dans les spectacles eux-mêmes, seuls la voix et la pensée semblent compter si bien que le corps n’y a pas la place suffisante – même dans Reality où le personnage à jouer, Janina Turek, est davantage incarné – pour que le spectacle soit regardé comme l’étymologie du mot devrait l’imposer. C’est sans doute là que le bât blesse et laisse perplexe.