© Marek Gardulski (photo de 1996)
Disons-le tout net, Krystian Lupa n’enthousiasme pas avec son Déjeuner chez Wittgenstein, sans doute parce qu’il met moins en scène qu’en tableaux cette pièce de Thomas Bernhard. La peinture des personnages, plus naturaliste que jamais, est pourtant judicieuse sur le papier et fine et expressive sur le plateau – toujours cette grande qualité de jeu chez les comédiens et cette direction d’acteurs remarquable de Lupa –, mais elle n’a pas cette vie et cette vivacité propres à nous mener, sans lassitude ni ennui, au bout de l’exposition des relations très particulières qu’entretiennent, au sein de leur fratrie, Ritter, Dene et Voss (les prénoms sont les noms des comédiens ayant créé le drame ; le titre original de l’œuvre leur rend hommage).
Il y a de fait quelque chose de muséal, au sens poussiéreux et grévinesque du terme, qui nuit à la bonne marche de la pièce. Les acteurs évoluent manifestement dans un tableau comme la scénographie adoptée nous invite à le penser : outre le bandeau lumineux rouge qui sert de cadre à la cage de scène autant que de signature à l’artiste polonais, des huisseries font croire à l’existence d’une vitre protectrice et un fil, également rouge, sépare la scène des spectateurs comme pour les inviter, à l’instar de certains musées, à ne pas s’approcher de trop près de l’œuvre exposée. La démarche est en théorie tout à fait pertinente puisque les personnages eux-mêmes sont entourés de portraits représentant toute la dynastie familiale, des tableaux qui sont autant de regards pressants et oppressants leur imposant plus ou moins tacitement d’être à la hauteur de leur lignée. Dans les faits, le spectateur a toujours envie d’aller plus vite et plus loin que cette machine trop lente à dérouler le fil d’une intrigue rendue très vite transparente. C’est particulièrement frappant dans le premier acte où les deux sœurs, Dene, l’aînée (Agnieszka Mandat), et Ritter, la cadette (Małgorzata Hajewska-Krzysztofik), occupent seules la scène et se préoccupent, surtout, de la venue du frère à qui l’on a donné une permission de sortie : la palette des comédiennes est si étendue qu’il leur suffit de quelques coups de pinceaux pour dessiner leur personnage et peindre leur caractère ; le premier acte confine alors rapidement à la nature morte, une image fixe plaisante à regarder mais pas suffisamment forte pour nous captiver durablement dans l’attente de l’entrée en scène du frère, Voss, alias Ludwig, dont il est beaucoup question mais qui conserve tout son mystère ; de fait, trop peu de surprises et de rebondissements viennent nourrir cette attente pour nous faire patienter et l’on finit par se décourager de connaître ce personnage qui, comme dans Le Tartuffe de Molière, n’apparaît qu’au milieu du spectacle, longtemps après qu’on a brossé de lui le portrait d’un homme tyrannique qu’on se doit pourtant d’aimer. L’action, trop figée, nous fait dire par ailleurs que manquer tout ou partie du spectacle, c’est ne pas manquer grand-chose, ce qui se confirme, d’une certaine manière, dans les deux derniers volets du triptyque composé par Lupa.
S’il est vrai que l’arrivée de Ludwig (Piotr Skiba), dans la seconde partie, avec ses sautes d’humeur saisissantes et, plus largement, l’empire pris sur Dene et Ritter, réveille ce qui s’est jusque-là joué entre les deux sœurs, elle ne le fait qu’à la marge, à l’image des mouvements animant les premiers tableaux automates (les décors ne changent pas d’un entracte à l’autre en outre, ce qui amplifie cette impression). Il y a bien de l’électricité dans l’air mais la tension créée monte bien trop lentement et par à coup trop sporadiques ; Lupa ne parvient pas dans ce rythme quelque peu poussif à nous intéresser à l’histoire, à nous y faire transporter, malgré d’excellents comédiens au premier rang desquels Małgorzata Hajewska-Krzysztofik qui campe une Ritter espiègle à souhait et Piotr Skoba, un Voss volcanique, dans une colère tour à tour rentrée et explosive. Ce n’est véritablement qu’au dernier acte que la machine s’emballe avec la valse des tableaux sur fond assourdissant de l’Héroïque de Beethoven, une tempête qui, jusque dans son accalmie finale, révèle, avec éclat mais bien tardivement, toute la brutalité, quasi fratricide, des rapports qui se nouent entre Dene, Ritter et Voss.
À vouloir peindre la fiction avec trop de réalisme, Krystian Lupa banalise ce huis clos familial au lieu de le théâtraliser comme il l’a superbement fait dans les dernières « mesures » de la pièce. Le texte de Bernhard ne nous parle ainsi pas autant, étonnamment, que dans des mises en scène qui s’en inspirent sans le suivre à la lettre ; on pense ici à celle de Séverine Chavrier dans Nous sommes repus mais pas repentis, une proposition non sans défauts mais plus décoiffante et décapante, qui a été jouée en 2016 à l’Odéon. Ce spectacle de Krystian Lupa, créé en 1996, a indéniablement pris quelques rides et semble d’un autre temps. On ressent d’autant plus le poids des ans que l’on garde en mémoire les rencontres ultérieures et plus fructueuses du metteur en scène polonais avec le dramaturge autrichien autour de pièces qui nous ont fait davantage explorer qu’éprouver le temps et mieux fait entendre, surtout, cette question toute boétienne de la « servitude volontaire » qui traverse l’écriture de Bernhard : Perturbation où le metteur en scène a su sonder les cœurs et les reins avec brio et maestria, Des Arbres à abattre auquel des coupes n’eussent pas été sans intérêt mais qui marque durablement et un Place des Héros à tomber.
Devant ce Déjeuner chez Wittgenstein, même aux premiers rangs où l’intensité bat mieux son plein, nous nous sentons de fait loin de la scène où nous entrevoyons pourtant quelque chose d’admirable ; nous sommes comme ces visiteurs d’expositions courues qui se hissent sur la pointe des pieds pour mieux voir un tableau et qui, dans l’effort et la frustration de ne pouvoir le regarder de près et à leur guise, ne peuvent l’apprécier tout à fait.