© Jean-Louis Fernandez
Que sauver sinon le bruit de la mer dans cette mise en scène de Jean-Pierre Vincent ? Le texte de Goethe, Iphigénie en Tauride, méritait mieux que cette « interprétation » qui n’a pas même le charme du suranné et du désuet que l’on peut goûter, par nostalgie, mais bel et bien l’odeur de la poussière et de la naphtaline.
Il y a tout d’abord un problème criant de distribution qui empêche toute catharsis véritable et ouvre malheureusement la voie à ce qui s’apparente à une purge. Le premier rôle est en effet tenu par une Cécile Garcia Fogel incroyablement maniérée, qui joue affreusement faux et de la voix et des yeux et du geste mal assuré, souvent abrupt et incompréhensible. Le texte est récité avec autant d’application que d’affectation et le spectateur navigue dans les eaux troubles de la gène et du malaise quand il n’est pas tout simplement triste d’assister à une telle catastrophe. Alain Rimoux ne figure quant à lui qu’un piètre Thoas. Il a les épaules larges et la voix grave mais ne s’impose pas suffisamment et manque de charisme pour jouer ce roi scythe, un roi rustre et peu amène. Il faut reconnaître dans le même temps que les costumes que Patrice Cauchetier a réservés aux Scythes de la pièce (de longues robes de chambre capes sans grande majesté ni beauté) n’aident guère à leur donner de la stature. Thierry Paret (Arkas) dont le jeu passe pour honnête se trouve ainsi particulièrement décrédibilisé avant même d’avoir ouvert la bouche tant ce qu’il porte, en plus d’être peu seyant, détonne avec le rôle joué et les décors plus classiques que classieux de Jean-Paul Chambas. Seuls Vincent Dissez (Oreste) et Pierre-François Garel (Pylade) tirent quelque peu leur épingle du jeu dans ce marasme mais rien de bien éclatant non plus, la comparaison avec les autres comédiens étant sans doute plus flatteuse que leur prestation. La déception vis-à-vis des acteurs est d’autant plus grande que l’on comprend vite, à regarder les décors, que la pièce repose essentiellement sur leur capacité à rendre intense et saisissante l’histoire des personnages. Ces décors, assez pauvres, paraissent de fait amateurs, à l’image de ce technicien – difficile de croire que c’est voulu – qui surprend à plusieurs reprises le spectateur (pour le réveiller ou parce que lui-même s’est endormi sur sa console ?) en allumant inopinément la salle. On aurait pu parler d’épure si les ciels peints n’étaient pas si hideux et si la puissance de jeu des comédiens permettait de les occulter mais ce n’est hélas pas le cas. À la décharge des acteurs, ce n’est peut-être pas tant la distribution que la direction dont ils ont « bénéficié » qui est problématique ; ils semblent effectivement avoir été jetés en pâture à leurs propres travers et tics de jeu par défaut de conseils avisés. Mais là n’est pas l’endroit où le bât blesse le plus. Leur parole, même malhabile, aurait pu être plus marquante et percutante si la mise en scène avait été plus relevée. Elle est bien au contraire d’une grande platitude.
© Jean-Louis Fernandez
Dans cette Iphigénie en Tauride, il est tout de même question de régicide, de parricide et de fratricide, et partant, de ce qui fait le sel du tragique, cette frontière aussi tangible qu’imperceptible entre la culpabilité et la responsabilité, entre le devoir à accomplir et la transgression, entre le noble et l’ignoble. La pièce de Goethe est par ailleurs d’une telle modernité avec cette place de premier plan accordée à la femme via le personnage d’Iphigénie, une femme qui préfigure déjà l’Antigone d’Anouilh par sa révolte et son discours de vérité, une femme qui ne se soumet pas et veut toujours rester debout, drapée dans une très belle dignité. Ce crédo du combat du mal par le bien que l’on retrouve chez Marivaux dans L’Île des esclaves ou dans La Colonie encore est en outre si parlant dans ces temps troublés où d’aucuns sont tentés d’être dans le tout sécuritaire plutôt que dans la prévention, au risque de remettre en cause les valeurs qu’ils redoutent de perdre et d’adopter les pensées et idéologies qu’ils dénoncent. Or, toute la force du propos de Goethe s’évanouit dans cette vision figée et horriblement hiératique de Jean-Pierre Vincent ou plutôt dans son absence de vision. Cela se perçoit dès le début de la pièce lorsque retentit cette pastille sonore nous rappelant, comme au début de certaines séries américaines, les épisodes précédents. Cocteau et le prologue de sa Machine infernale auraient pourtant pu inspirer au metteur en scène une tout autre amorce que celle-ci qui dénie aux acteurs la capacité de faire entendre ce préalable évoqué dans leurs répliques et aux spectateurs la capacité de le comprendre… On n’avait guère été enchanté par le Dom Juan qu’il avait mis en scène à la Comédie-Française en 2014 et qui manifestait déjà une direction d’acteurs hasardeuse mais il y avait tout de même un semblant d’invention et une lecture de l’œuvre singulière – elle ne pouvait que l’être, de toute façon, au vu des contresens qu’elle empruntait –. Ici, rien. L’intensité manque dans ce « lieu banal où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à son tour » (cf. la préface de Cromwell de Victor Hugo).
Ce bruit des vagues qui accueille le spectateur à l’entrée de la salle laissait espérer mieux et l’on se demande comment cette « création » de Jean-Pierre Vincent parvient à ce que rien ne passe sur scène, ni les émotions, ni la beauté du message féministe et fraternel de Goethe, ni le temps.