© Thierry Depagne
Nous entrons dans Ivanov comme nous en sortons, avec cette terrible impression que cette cohabitation de près de quatre heures – tout de même – avec le personnage éponyme nous a fait côtoyer le vide. Ce que dit de lui-même Platonov (autre personnage de Tchekhov) dans la pièce qui porte son nom – « Je suis comme une pierre sur la route… La pierre, rien ne l’arrête. C’est elle l’empêchement. » – pourrait aisément s’appliquer à Ivanov ici tant le jeu du comédien qui lui donne corps, Micha Lescot, est grave, lourd mais surtout terriblement figé, du début à la fin, aussi bien dans le ton que dans la posture. Si l’on ajoute à cela la noirceur environnante, on ne peut finalement s’étonner de ne rien discerner et de penser faire du surplace. Que pouvons-nous donc bien voir si l’on ne joue pas un peu sur les contrastes et contrepoints ? Comment avancer et prendre de l’élan dans le noir complet ? Dans ces conditions, seul le texte, comme mis à nu, nous parvient, est audible, mais alors une simple lecture eût suffi…
« Oui, ce monde est bien plat » comme le disait Laforgue et cette nuit fait souvent poindre l’ennui car, dans le fond, cet Ivanov-là ne va nulle part et ne nous mène nulle part.
Quand nous entrons dans la salle, Ivanov, à l’avant-scène, est assis, et on comprend bien vite qu’il ne se relèvera jamais. Tuant le temps comme il peut en grattant un mur, il ne quittera que trop rarement cette pose de neurasthénique dépressif, y compris dans les derniers instants de la pièce où il dit retrouver un peu d’espoir avant de se perdre tout à fait. C’est pourquoi, trop subites pour être bien amenées, les rares fois où le comédien changera de manières et de ton nous paraîtront incohérentes et incompréhensibles. Micha Lescot est un bon acteur, c’est indéniable, mais il est clairement mal dirigé ici.
Le début du spectacle n’est donc pas bien engageant. L’espace qui s’ouvre ensuite, à l’arrivée de Borkine (Laurent Grévill), non plus : il est si grand que les comédiens semblent perdus et peinent à l’occuper ; ainsi les voit-on incessamment l’arpenter, sans logique mais non sans artifice, à bicyclette ou à pied, quitte à tourner le dos à leurs interlocuteurs ou à interrompre gratuitement le cours de la conversation par un déplacement futile ou un changement de direction soudain. Hors de cet « hangar » du premier acte, la scénographie prend néanmoins un tour meilleur, offrant une scène restreinte où les acteurs ne fourmillent plus mais retrouvent enfin une dimension humaine puisqu’on ne croit plus les regarder au microscope.
Alors, oui, on comprend bien le sens de la scénographie : au fil des tableaux, l’espace se rétrécit annonçant ainsi la tragédie à venir toutefois déjà bien présente par cette gravité évoquée plus haut. Ce resserrement a le mérite d’ailleurs de constituer la seule progression réelle et dynamique de la pièce, qu’il réduise l’espace à l’avant-scène, permettant enfin de mieux voir les personnages, ou de façon latérale par un jeu de parois coulissantes qui encadrent les femmes ayant aimé Ivanov. De surcroît, les changements à vue des décors – notons-le, c’est assez rare pour être souligné – se font avec beaucoup d’intelligence et sont bien intégrés au mouvement de la pièce et des comédiens à l’exemple du passage de la propriété d’Ivanov au salon des Lebedev (Marcel Bozonnet et Christiane Cohendy). On peut reprocher, pour le coup, la trop grande transparence de ces effets mais voilà, hors de ces décors mobiles, pas d’échappatoire, pas de ligne de fuite ou de véritables perspectives, les comédiens étant empêtrés dans un jeu sans grande modulation et sans grand entrain.
Nous l’avons dit, Ivanov est si statique, si monolithique qu’il nous échappe, l’interprétation de Micha Lescot ne présentant de lui qu’une image fixe inapte à traduire la complexité du protagoniste et partant son humanité. Son ambivalence et sa profondeur sont davantage rendues par les portraits que font de lui les autres personnages. Quant à ces derniers, plus fantasques et remuants, ils donnent certes un semblant de vie à la pièce mais un semblant seulement. Ils souffrent également du jeu sans grande nuance des comédiens qui les incarnent. Leur posture et leurs discours, plus vifs, n’en sont donc pas moins rendus mécaniques, qui ne ménagent pas de surprises, ni d’intérêt une fois la peinture de leur caractère achevée (ils semblent eux aussi mal dirigés mais ont du métier, ce qui les sauve et nous sauve aussi !). Tout est mis en sourdine par cette absence de réelle modulation dans le jeu des comédiens – sans même évoquer cette pénombre constante dans laquelle la scène est plongée –, ce qui laisse rarement la possibilité au spectateur de ressentir de vives et fortes émotions malgré le drame qui se déroule sous ses yeux. Même la fin, censée surprendre – et c’est sans doute là l’explication du non respect par Bondy d’une didascalie dans la scène initiale (Borkine, pour faire peur à Ivanov, ne « colle pas pas son fusil sous [son] nez » comme le texte de Tchekhov l’indique mais une main sur son mollet) – ne produit pas le bouleversement et l’effroi escomptés.
Après Le Retour, Les Fausses confidences, et dans une moindre mesure Le Tartuffe, Luc Bondy confirme encore avec Ivanov qu’il se repose sur le talent de ses comédiens (ou une distribution prestigieuse) pour ne pas avoir à proposer une véritable mise en scène à savoir une lecture personnelle qui face sens via une scénographie moins clinquante ou facile que juste, pertinente et éclairante. Ici encore, pas de réel parti pris chez lui si ce n’est celui de la noirceur, même si pour cela il faut escamoter ce qui manifestement ne devait pas l’être (l’âme russe, son aspect doux-amer, le mélange des registres…), si ce n’est celui, autrement dit, de mettre le texte au service d’une mise en scène quand c’est la logique inverse qui devrait prévaloir. Or, on voit bien ici que ce n’est pas en noircissant le tableau qu’on le sublime nécessairement.
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