Les Insoumises

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Les Insoumises

Isabelle Lafon offre, dans ce triptyque des Insoumises, bien plus que des portraits de femmes debout face aux difficultés d’être et aux vicissitudes de la vie. Ces trois spectacles sont trois heures bleues d’été, tant elle parvient, en toute simplicité, à créer sur scène et avec la scène, une belle complicité entre les comédiennes, les personnages, les spectateurs et, le cas échéant, ne l’oublions pas, un musicien.

Deux ampoules sur cinq

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© Pascal Victor

Malgré la dureté des situations représentées et la scène plongée dans le noir, Isabelle Lafon nous fait entrer tout en délicatesse dans l’intimité de Lydia Tchoukovskaïa et d’Anna Akhmatova. Le noir n’est alors plus si noir qui, balayé par la lumière de lampes torches et l’imaginaire démiurgique et performatif des personnages et spectateurs, donne à voir des espaces et temps autres, bien tangibles : la chambre communautaire où vit tant bien que mal Anna, les rues que parcourent Lydia partie la retrouver, la mort de l’époux, la prison où est jeté le fils et les menaces toujours tapies dans l’ombre de ces murs aux trop grandes oreilles. Dans ce noir, les personnalités, lumineuses, se détachent aisément. Johanna Korthals Altes incarne une Lydia passionnée et passionnante, s’oubliant dans ses combats contre la censure et l’exclusion et ne perdant jamais de vue la littérature et sa nécessité ; Isabelle Lafon interprète quant à elle une Anna fragile et forte à la fois, pleine d’égo – elle critique volontiers qui n’écrit pas comme elle : Tchekhov, Pasternak… rien que ça ! – mais pas moins attachante, drôle et fascinante de simplicité et de douceur, en regard des atrocités entendues, vues et subies.

Les deux actrices ont le ton naturel de la conversation. Elles bafouillent, se coupent, semblent perdre le fil pour mieux le retrouver au détour d’une association d’idées. Si les dates des périodes évoquées s’égrènent, c’est sous la forme d’un jeu et presque d’un quizz qui convoquent une histoire commune, qui touche également ceux qui ne l’ont pas vécue. Ces dates ne suivent pas toujours l’ordre chronologique et, souvent, s’entrechoquent ; on évite ainsi l’écueil du pédagogique pour ériger, à proprement parler, un monument littéraire et humain, autrement dit, une histoire tout aussi personnelle qu’universelle.

En un peu plus d’une heure, rien ne ronronne ; la narration varie sur la forme comme sur le fond, manifestant à chaque fois une communion d’esprit forte entre les deux personnages, une complicité qui n’isole pas les spectateurs mais au contraire les inclut comme c’est particulièrement le cas dans ce passage où Lydia traduit Anna parlant russe. La qualité du silence dans le public dit d’ailleurs bien toute l’intensité de ce qui se joue dans les mots, les gestes, la musique qui retentit, par endroits, et le silence même.

Let me try

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© Pascal Victor

Ici, une troisième actrice et non des moindres, Marie Piemontese, s’adjoint au duo précédent mais non pas tant pour former, dans ce cercle des admiratrices de Virginia Woolf qu’elles constituent, un trio complice que pour faire émerger trois subjectivités qui s’en approprient une autre, celle l’auteur de Mrs Dalloway. Il est intéressant de voir comment la vie de la romancière britannique se reconstruit – peut-être un peu trop longuement tout de même au début de la pièce – à partir de quelques notes et états d’âme pris au vif dans son journal intime avant d’être fantasmée et amplifiée par les trois personnages amoureux de sa littérature aussi bien que de sa personna qu’ils investissent au sens propre comme au figuré. Les frontières entre auteur, personnages du roman, personnages de la pièce et comédiennes même, se brouillent délicieusement. Chacune explore, par le jeu de l’empathie, un pan différent de la vie, de l’œuvre et de la sensibilité de Virginia Woolf mais des ponts se forment et des mots se font savamment écho d’un monologue à l’autre, d’une introspection à l’autre. Jusqu’aux langues française et anglaise parlées, tout se mêle et se confond ainsi magistralement, avec une mention spéciale toutefois pour la tirade sur les mots, leurs vies publique et privée et leur anticonformisme, une tirade portée par une Isabelle Lafon décidément émouvante de réserve et d’ingénuité. Les quelques notes de Beethoven qu’on nous fait entendre à la fin ne laissent pas de rendre bien poétique ce Let me try.

L’Opoponax

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© Pascal Victor

Isabelle Lafon, dans un superbe seul en scène, joue une jeune fille, Catherine Legrand, et bien d’autres personnages, comme cela s’impose si facilement dans les jeux d’enfants et de rôles. D’un changement de voix et de ton, elle se glisse en effet, énergique, dans la peau de tous ceux et celles qui entourent Catherine Legrand, famille, camarades, professeurs, bonnes sœurs, et nous séduit. Cette plongée dans l’enfance qui n’est pas toujours si merveilleuse et légère que l’on croit est de fait un bain de jouvence aussi réjouissant que revigorant ; on entre effectivement dans une tout autre vision du monde qui, loin d’être naïve, nous apparaît bien plus censée, enthousiasmante et intéressante que d’autres considérées plus sérieuses, par les questions qu’elle pose et les lièvres qu’elle soulève et dépose avec lucidité et « ludicité » même.

La beauté de cet Opoponax tient également au dialogue qui se noue entre Isabelle Lafon et le batteur, Vassili Schémann. Si la musique a toujours une place de choix dans ce triptyque des Insoumises, elle est davantage prépondérante ici. La batterie réagit continûment à la parole de l’actrice (on ne sait plus bien s’il faut nommer ici Isabelle Lafon ou son personnage principal, Catherine Legrand) voire se substitue à cette dernière ; elle rythme et dramatise les péripéties et aventures déjà montées en épingle sur fond de défis, croyances et jeu théâtral et dont l’esprit « cabaret » de la scénographie rend bien compte. Ce n’est d’ailleurs pas anodin s’il est question de Tom Sawyer au début de la pièce.

Ce dernier volet du triptyque va quelque peu à rebours des autres : on ne part plus de la vie d’un auteur (Monique Wittig ici) pour gagner la fiction mais l’on embrasse à bras le corps la littérature (L’Opoponax) pour atteindre et toucher du doigt la réalité. On constate toutefois qu’empruntant le chemin inverse, on arrive malgré tout au même point : l’émotion d’une pérégrination aussi belle que sensible à travers les âges, les têtes et les lettres.

Les Insoumises, c’est en effet l’antre d’un très beau voyage dans la littérature, dans l’anecdote et l’événement historiques, dans l’imaginaire et le cœur, surtout, des personnages et auteurs représentés et comme mis à nu sur scène, un voyage qui nous fait progresser de sympathies en empathies dans une polyphonie introspective remarquable, un voyage qui, chose rare, ne s’achève pas à l’issue de la représentation.

Les trois pièces se jouent du 20 septembre au 20 octobre 2016 au Théâtre nationale de la Colline Pour les dates de la tournée, c’est ici.

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