Le prix du scénario obtenu à Cannes est amplement mérité. Le scénario, très bien construit, multiplie les pistes et « fausses » pistes de façon virtuose sans que la fin (et quelle fin ?! une chute magistrale qui nous laisse sans voix – sans voie ?) soit prévisible. Tout est dit subtilement, finement, délicatement. Rien de trop dans les dialogues qui, en deux-trois répliques et champ / contre-champ efficaces, en disent plus que de longs discours, sans pour autant tomber dans une épure esthétisante.
Du point de vue formel, Léviathan est également une réussite. C’est avec beauté que l’on retrouve la douce folie et la sensibilité résignée de l’âme russe que dépeignait déjà Tchekhov dans ses pièces au XIXe s. La Russie s’offre à nous à travers les paysages, les personnages mais surtout grâce à l’image, rendue froide par un filtre bleu glacier, qui nous engourdit et nous glace bien plus que ce que la caméra filme : la désolation d’un univers marin peuplé de carcasses animales et minérales, la souffrance et les aléas des relations humaines, amoureuses, filiales, amicales. On comprend dès lors mieux le recours à la vodka… C’est d’ailleurs, dans un joli clin d’œil clichéique et plein de sens, l’irruption de cette vodka, bue sans soif et déversée par litres à l’écran, qui réveille nos paupières et nous sort de la léthargie dans laquelle nous avaient plongés les premiers plans ; c’est en effet cet alcool qui réchauffe l’action, les personnages et les cœurs.
Face à la corruption des politiciens – autre image d’Épinal rattachée à la Russie – et à l’hypocrisie des hommes, la boisson n’est pas le seul refuge. Comme le titre l’indique, la religion en est un, qui sert en outre de fil conducteur au film. Pas de prosélytisme chez le cinéaste Andreï Zviaguintsev, bien au contraire. La religion est à l’image de l’homme – elle a, comme lui, sa part d’ombre et de lumière – et ne sert qu’à mettre au jour la schizophrénie universelle de l’homme, l’écart entre ses actions et ses aspirations, entre ses faiblesses et sa quête d’idéal et de vérité.
Le film démontre que le Léviathan – cette allégorie du Mal – est en nous. C’est une fatalité, on en revient toujours au même point comme la comparaison des premiers et derniers plans du film le fait comprendre. Pas de solution. Au regard de ce qui arrive au protagoniste Kolia, agressé de toutes parts par l’extérieur, on voit bien que « cultiver son jardin » ne semble pas si simple. Quant à l’évocation de Job, ce personnage de l’Ancien Testament éprouvé par Satan mais résigné et finalement récompensé, elle ne convainc pas tout à fait et laisse dubitatif à l’issue du film, même si, ici, l’on peut peut-être retenir de cette figure biblique la résistance plus que l’acceptation.
Ce film est beau à plusieurs titres, pour son esthétique et pour cette invitation à une réflexion riche, profonde, forte. Face à ce constat affligeant, accablant, désespérant d’une violence gratuite et inhérente à la condition humaine, Léviathan sonne comme un appel à la révolte, à une révolte d’autant plus belle que, dans le même temps, il y a cette conscience que le combat est perdu d’avance et devra être incessamment et nécessairement rejoué et perdu de nouveau.