© Thierry Depagne
Ce Vu du pont mis en scène par Ivo van Hove n’est pas la claque attendue, celle que l’on a pu recevoir à la simple lecture de la pièce écrite par Arthur Miller. Malgré le dispositif créant une belle proximité avec le public et de grandes possibilités scénographiques – du moins en apparence –, tout est vu et joué de trop loin pour que le drame nous touche.
L’entrée en matière est pourtant d’une grande intensité, avec cette cage de scène d’abord, ouverte au public sur trois côtés, qui se découvre comme une boîte que l’on ouvre lentement, avec cette douche ensuite, prise dans un silence de cathédrale par les dockers que sont Eddie Carbone (Charles Berling) et Louis (Pierre Berriau). Le soufflet retombe cependant bien vite avec l’intervention d’Alain Fromager qui incarne l’avocat Alfieri, le « narrateur » de la pièce et, en quelque sorte, sa clé de voûte. Peu charismatique, il n’attire effectivement ni le regard, ni l’oreille et l’on perd d’autant plus rapidement le fil de son discours que ses déambulations maladroites pour se montrer équitablement aux trois gradins du public contribuent, au contraire, à l’éloigner de celui-ci, lui faisant constamment tourner le dos aux deux tiers des spectateurs et le rendant de fait plus inaudible qu’il ne l’était. On voit là, dès le début, les limites de cette scène à l’amphithéâtre si particulier quand on devrait encore en apprécier la beauté et pouvoir en jauger les ressorts éventuels.
Les autres acteurs ne sont pas bien meilleurs ; Pauline Cheviller surjoue Katie, l’adolescente restée la petite fille, comme Caroline Proust sous-joue Béatrice, la femme nerveuse et inquiète. Nicolas Avinée manque, lui, terriblement de rondeur et de naturel pour interpréter le malicieux et rieur Rodolpho. Quant à Charles Berling, il désincarne plus qu’il n’incarne Eddie Carbone tant il semble, à la manière d’un zombie, déconnecté de son corps et de sa voix dont le feu rendu assez sensible pourtant ne passe ni ne brille dans ses yeux. Il n’y a guère, pour les rôles principaux, que Laurent Papot (Marco) pour porter quelque chose d’authentique dans son jeu.
Cette distance du comédien au personnage est malheureusement largement amplifiée par la scénographie adoptée. Si le choix d’un éclairage cru et d’une scène nue dramatise l’action, il participe surtout ici d’un effacement des affects des personnages et d’un dévoiement de l’histoire de Miller. En effet, sous cette lumière blanche quasi clinique, les traits des acteurs se perdent et leur regard paraît vide. Leurs pulsions, leurs colères rentrées, leur horreur devant ce désir d’inceste qui se manifeste en toute inconscience affleurent ainsi difficilement et, pire, sont délibérément gommées à coups de coupes dans le texte de passages qui les mettaient en exergue. Dans ce huis clos aseptisé, l’on ne voit pas non plus les docks, ni la pauvreté de ceux qui y travaillent et la misère des « sous-marins » si prégnantes chez Miller. L’arrière-plan social a comme été évacué avec l’eau de la douche initiale évoquée plus haut.
Tout cela ne serait encore rien si la mise en tension n’était pas très insuffisante. Le glas qui sonne et retentit de ci de là n’y fait rien ; tout finit par ronronner dans cette mise en scène proprette et sans autre surprise que le tableau final. Le classieux laisse alors place nette à un bain de sang et de soufre soudain. Tronquant à nouveau le texte, le metteur en scène décide d’unir plusieurs mains dans le crime et de taire l’identité du criminel. L’idée, prodigieusement tragique, claque mais n’est cependant pas tout à fait celle d’Arthur Miller.
Si d’un spectacle sans âme ni chair véritables, l’unique et ultime émotion suscitée doit être à ce prix, elle est bien regrettable et dispensable.