© Bernd Uhlig
L’opéra Au Monde de Philippe Boesmans s’inspire de la pièce du même nom de Joël Pommerat qui signe à la fois le livret et la mise en scène. L’auteur reprend quasi à l’identique la scénographie de sa pièce, faite de noirs et blanc, de jeux d’ombres et de lumières qui construisent savamment l’espace scénique et le dramatisent. On peut y voir un manque d’audace et d’adaptation pour un autre genre mais cela s’avère pertinent pour faire connaître le travail de Pommerat aux non initiés et permettre à ceux qui le connaissent de considérer et apprécier ce qu’apporte Boesmans à la pièce, la manière dont il l’éclaire d’un jour nouveau – si l’on peut dire. Las, tout cela n’est que la théorie car dans la pratique, Pommerat a quelque peu vampirisé la scène et le théâtre, l’opéra. La présence de la comédienne de la troupe du metteur en scène, Ruth Olaizola, qui ne chante pas mais parle une langue inconnue quand elle ne fait pas du playback sur « My Way » de Paul Anka, en dit quelque chose même si cette présence est riche et ne détonne pas tant que cela par rapport aux chanteurs, ce qui en dit aussi quelque chose…
S’il apparaît légitime que Pommerat se soit chargé de la mise en scène, l’écriture du livret semble avoir été de trop. Des coupes ont été faites dans le texte original pour que l’opéra n’excède pas deux heures (le chant est plus lent à raconter que la parole) et elles ont été en partie profitables pour mettre en évidence ce qui n’était peut-être que trop esquissé et dilué dans la pièce de Pommerat : les rapports incestueux, les rivalités et questions de pouvoir ou d’identité au sein d’une même famille. Le problème, revenons-y, est qu’il ne s’agissait pas seulement de faire des coupes mais de repenser aussi le texte pour qu’il puisse être chanté et mélodieux. Ici, les chœurs manquent et le discours des personnages, sec et trivial, offre peu de prise au lyrisme. Certes, il était difficile ici de mettre à l’unisson des voix de personnages qui ne s’accordent pas dans la vie, qui tirent à hue et à dia, mais c’est sans doute là que le défi résidait, défi que Mozart, déjà, s’ingéniait à relever avec des ensembles vocaux magnifiquement « dissonants », où chacun chantait sa propre partition, son propre tempérament, ses propres aspirations.
La modernité consiste peut-être, au XXIe s. à se passer de mélodie… mais s’en dispenser à ce point ? L’opéra gagnerait-il à n’être que du théâtre vaguement chanté ? Il est vrai qu’au fil des mises en scènes proposées, on demande aux chanteurs lyriques d’être de plus en plus comédiens mais cela doit-il se faire au sacrifice et du chant et du lyrisme ? Ici, dans cette « adaptation », on aurait aimé oublier la pièce de Pommerat pour ne considérer que l’opéra de Boesmans. Don Giovanni, Carmen, La Traviata ou encore Pelléas et Mélisande, pour ne prendre que les exemples les plus frappants, sont autant d’opéras qui, mis « au monde », se sont affranchis des œuvres qui les ont inspirés. Ce sont effectivement des opéras à part entière qui ont gagné leur autonomie. Maeterlinck, pour l’anecdote, disait ne pas reconnaître sa pièce dans l’opéra de Debussy. Il faut savoir tuer le père parfois.
Cela dit, la musique de Boesmans est bien là, heureusement ! La fosse accompagne, soutient et relaie de façon très intéressante la scène, apportant tour à tour de la profondeur et de la chaleur, de l’énergie et, tout en subtilité, de l’humour aussi avec les variations du standard populaire « My Way » notamment. L’Orchestre Philharmonique de Radio France, sous l’excellente baguette de Patrick Davin, sait magistralement faire entendre – aux sens propre et figuré – les silences et non-dits de la pièce, jusque dans les noirs de la pièce.
Sur scène, Patricia Petibon sait aussi mener la danse de main de maître. Son rôle est central comme cela est déjà apparent dans les seuls costumes qu’elle porte qui tranchent, par leurs couleurs vives, avec l’obscurité ambiante. C’est son personnage qui va réagir, s’étonner, mettre en quelque sorte les pieds dans le plat et servir de réel révélateur à ce qui jusque là était tu ou mis en sourdine. C’est surtout elle qui, parmi les chanteurs, nous sort du théâtre pour nous faire toucher du doigt et de l’oreille l’opéra, ayant à assumer les parties les plus chantées de la pièce, ce qu’elle fait avec brio, y compris dans les fêlures et brisures volontaires de sa voix. Les autres femmes, qui jouent ses sœurs, n’ont malheureusement pas son aura, ni sa voix. Si la prestation de Fflur Wyn (la benjamine), qui n’a que peu l’occasion de s’exprimer et de briller, témoigne d’une belle candeur et d’une belle fragilité, celle de Charlotte Hellekant (l’aînée) est une catastrophe – on se demande même si, malade, la mezzo soprano n’a pu se désister. Cependant, à elles trois, elles offrent sans doute les passages les plus mélodieux et émouvants de la pièce grâce en particulier aux trop rares ensembles vocaux qu’elles forment.
Pour les hommes, c’est une autre affaire. Leurs voix ne se distinguent pas suffisamment les unes des autres, il y avait pourtant de quoi faire avec ces quatre hommes représentant des générations différentes. Leur rôle, sur le papier, manquait de toute façon d’ampleur lyrique, étant par trop terre à terre – les personnages masculins se préoccupant principalement de la succession de l’entreprise familiale, leur propos ne prend que trop rarement une dimension politique propre à l’élever. On saluera tout de même la prestation de comédien de Frode Olsen qui joue très bien le père grabataire à la mémoire aussi vacillante que ses pas.
Adapter, c’est d’une façon certaine trahir pour recréer. Joël Pommerat, en imposant ainsi son « autorité », ne l’a pas compris et c’est bien dommage.