Brigitte Enguérand
Cet Hinkemann que nous propose Christine Letailleur est une réussite à tout point de vue. Le matériau de départ, le texte d’Ernst Toller, est déjà très beau. Il nous raconte l’histoire singulière d’Eugen Hinkemann comme une fable au caractère universel, cela sans jamais donner dans le pontifiant ou le grandiloquent, peut-être parce que le protagoniste est un alter ego du dramaturge, enfermé dans son corps et sa tête comme ce dernier l’est, en prison, quand il écrit ce drame. Le héros et son auteur sont en effet très proches, aussi bien dans leurs aspirations que dans leurs déceptions et actions, avec un parcours très similaire jusqu’à cette fin, prémonitoire. Toller signe ainsi une œuvre sensible, émouvante et lucide sur la condition humaine avec des dialogues ciselés, concis, percutants. Même si Christine Letailleur a procédé à quelques coupes – toujours dommageables – dans le texte original, elle rend à cette pièce toute sa puissance en s’appuyant à la fois sur une scénographie sombre mais pas moins éclairante et sur une distribution remarquable.
Le jeu des acteurs, manifestement dirigés au cordeau, est d’une grande maîtrise. Adoptant une diction très lente, très articulée, très ponctuée, les comédiens font sonner sinon résonner les mots et maintiennent continûment suspendus à leurs lèvres les spectateurs. Si ce jeu apparaît hiératique et roide au début, très vite, il donne une solennité et une gravité aux personnages et aux situations qu’ils traversent, qui sied au drame qu’ils vivent. L’économie du geste et des déplacements chez les acteurs renforce cette dramatisation qui va trouver des respirations et des ruptures de rythme salutaires dans les quelques pas précipités voire dansés (cf. les prestations énergiques de Christian Esnay en forain) qui surgissent ça et là, même si ceux-ci disent ou annoncent d’autres drames, plus terribles encore, ne concernant plus le seul personnage éponyme. Stanislas Norday, dans le rôle titre, est prodigieux d’intensité et de magnétisme. Il est dans son élément, indéniablement. Pour la petite parenthèse, on aimerait toutefois le voir, un jour, dans un autre registre. Parenthèse fermée. Les autres acteurs – Charline Grand (Grete), Richard Sammut (Paul) et Christian Esnay pour les protagonistes, Michel Demierre, Manuel Garcie-Killian et Jonathan Genet pour les seconds rôles – lui donnent tous la réplique avec une belle expressivité.
La scénographie d’Emmanuel Clolus assisté de Karl Emmanuel Le Bras est quant à elle sobre et redoutablement efficace, composant par de simples rideaux rouges apparaissant à divers endroits du plateau, par des parois mobiles mais surtout grâce à une lumière formidable, celle de Stéphane Colin, des tableaux aussi vivants que ceux de Rembrandt : le plus souvent, les personnages émergent effectivement de l’obscurité dans un clair-obscur ocré, soutenu par les bruns et beiges des costumes. Sans se ressembler malgré la noirceur ambiante constante, ces tableaux se suivent dans une continuité très forte du fait des fondus enchaînés opérés par les noirs qui progressivement laissent filtrer une lumière de moins en moins tamisée et par certains leitmotive musicaux attachés à des personnages en particulier (un air de La traviata pour Paul, l’orgue de barbarie pour Grete, « Viens Poupoule » pour le forain). Cette mécanique est bien rodée mais ne s’érode jamais en raison des ruptures de ton et de tempo pratiquées avec les interventions chantées-dansées du forain, avec l’Histoire à laquelle elles font écho et qui se tisse en parallèle et à l’arrière-plan à coup de bottes, lampes torches voulant faire tomber des masques et étoile de David ; il y a aussi ces ruptures chromatiques provoquées par le rouge des rideaux représentant la foire et qui tranche avec le sombre des intérieurs ou encore par les changements de costumes de Grete, la femme de Hinkemann.
Christine Letailleur et toutes ses équipes, techniques et moins techniques, livrent ici un travail d’orfèvre où comme jadis, l’art et l’artisanat ne font plus qu’un.