Les Molière de Vitez, c’est tout d’abord quatre textes, quatre comédies, et des plus particulières encore chez Molière puisque ce sont celles dites « sérieuses» : L’École des femmes, Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope. C’est aussi la possibilité, lorsqu’elles sont vues en intégrale, d’un semi-marathon, et pour les acteurs, et pour les spectateurs, ou d’un parcours plus à la carte mais pas moins intéressant (ne dit-on pas que le désir s’accroît quand l’effet se recule ?). L’intégrale permet cependant de rendre immédiatement sensible ce qui la justifie et lui donne sens, à savoir les points de convergence entre les pièces, bien que l’enchaînement assez rapide de ces dernières laisse peu de temps et de recul pour apprécier tout à fait ce qui les rassemble et les singularise. Quelle que soit l’option choisie, le spectateur peut y trouver son compte : le metteur en scène, Gwenaël Morin, parvient en effet à étonner, réinventer, créer à partir de rien, en célébrant aussi bien Molière que le théâtre en général qui est ici, sans doute, le personnage principal ; s’il y a bien souvent matière à redire, celle-ci conserve malgré tout et grâce, surtout, à l’enthousiasme des jeunes comédiens du Conservatoire de Lyon, le charme d’une certaine fraîcheur, naïve et revivifiante.
Un décor nu. Un tambour. Un souffleur.
Le choix de cette scénographie « beckettienne » intrigue tant on nous a habitués à voir des Molière montés dans des décors d’époque par souci de vérité historique, de classicisme voire d’ « exotisme » ou dans des espaces plus contemporains pour nous marteler, s’il en est encore besoin, que Molière est profondément moderne. On ne peut alors s’empêcher de penser à des raisons économiques ou pratiques mais il n’en est manifestement rien : on comprend assez vite que la seule motivation de ce décor cru est la promotion d’un théâtre sans tambour esbroufe ni trompette qui ne doit tirer sa force que de la capacité d’un metteur en scène à servir la richesse d’un texte par le talent d’un ou plusieurs acteurs et à nous transporter dans un ailleurs (cf. la mise en scène d’En attendant Godot de Yann-Joël Collin). La présence d’un tambour en guise de brigadier et d’un souffleur qui scande les actes et donne le texte aux acteurs « oublieux » témoigne de la puissance du théâtre dont elle brise l’illusion pour nous le rendre proprement fantastique et même démiurge puisqu’il forge ex nihilo un univers et peut nous en faire sortir et nous y faire rentrer, tels les « yé krik » et « yé krak » des contes créoles, sans empêcher la magie d’opérer.
Gwenaël Morin se joue par ailleurs de certaines attentes comme celle, par exemple, d’un comédien connaissant parfaitement son texte. Quand l’acteur crie « texte ! » au souffleur ou que celui-ci le corrige, le spectateur ne s’en offusque pas ici ; au contraire, il s’en amuse. Les interventions du souffleur font effectivement sens quand elles ne font pas seulement rire et l’on ne peut croire que l’oubli ne soit pas feint tant l’amnésie ou les lapsus de l’acteur nous semblent la marque du désarroi du personnage ou de ses obsessions. Ces interventions sont en outre le lieu d’une certaine complicité avec le public à qui le texte a été proposé et qui se retrouve dès lors dans la position du souffleur, guettant le trou de mémoire probable qu’induit sa seule présence. L’attention au texte est ainsi portée à son comble mais sans doute trop dans une salle de théâtre où il s’agit normalement de le voir joué (nous y reviendrons).
L’ancien et le moderne, main dans la main
Les trois coups, le souffleur mais aussi les perruques, les cotillons, la diction parfois très affectée, exhibent un théâtre à l’ancienne et le tout reste pourtant bien ancré dans notre temps. C’est que tout est volontairement fait de bric et de broc pour figurer le jeu théâtral qui consiste, à la manière des enfants jouant aux cowboys et aux Indiens, à toujours faire « comme si ». Ariane Mnouchkine faisait déjà ce lien entre jeu d’enfants et jeu théâtral dans l’une des premières séquences de son film Molière pour montrer comment avait pu naître la vocation du jeune Jean-Baptiste Poquelin pour le théâtre. Avec Gwenaël Morin, ce qui prime est donc le jeu, dans tous les sens du terme, et l’essentiel est bien d’imaginer et d’y croire. Il n’y a qu’à voir, pour s’en convaincre, les comédiens, non pas en bleu de travail mais en blue jean du quotidien, et les accessoires utilisés pour représenter la noblesse (une épée de bois, une perruque de guingois, des rubans de papier) ou la féminité (des talons, une étole ou une robe) quand on ne s’en dispense pas, purement et simplement, pour laisser à la parole sa force évocatoire et sa fonction performative. Les rôles n’ont, du reste, pas été distribués selon les sexes ou les compétences mais au hasard. Ainsi, l’on verra Tartuffe joué par une femme (Judith Rutkowski) et Elvire ou Mme Pernelle par un homme (Thomas Tressy, Julien Michel) sans que l’on en « joue » d’ailleurs, même avec un Sganarelle incarné ici par Marion Couzinié, qui garde sa robe et la fait ensuite porter, comme si de rien n’était, à Benoît Martin (Dom Juan) au début de l’acte III de Dom Juan. L’invitation à l’imagination est ainsi sans limite et surtout favorisée par le jeu, plein de vitalité, des comédiens.
Le comique de répétition
Le comique de répétition est omniprésent, souvent déployé pour dédramatiser des scènes dans lesquelles les personnages menacent de partir ou de se tuer quand ils ne menacent pas autrui. Arnolphe (Julien Michel) se voit ainsi douché dans ses aspirations sexuelles à coups de seaux d’eau ou d’entrées inopinées de ses domestiques dans L’École des femmes ; les escalades forcenées de certains personnages, toujours sur cette même paroi côté cour où ils semblent monter dans les tours à la moindre alarme ou larme, alimentent également les running gags, d’une pièce à l’autre, cette fois. Sur un registre plus léger (quoique…), les lapsus évoqués plus haut ou les diérèses exagérément marquées, qui transforment en ânes (« i/on ») les personnages dans les différentes pièces en vers jouées, participent de ce comique. Dans un tout autre registre enfin, on pense à Maxime Roger qui sait prendre des intonations détonnantes et les assumer généreusement. Lorsque, dans Dom Juan, il interprète Pierrot en reprenant le grasseyement paysan de l’époque, il est à la fois proprement incompréhensible et terriblement parlant. Chacun de ses retours sur scène apporte du comique par le seul fait de cette langue paradoxale. En marquis de la téci cité dans Le Misanthrope, où il incarne Acaste, il n’est pas mal non plus pour nous faire « imaginer », par la seule force d’un propos répété ad libitum, un homme crachant, « trois quarts d’heure durant, [....] dans un puits pour faire des ronds ».
Des relectures revigorantes et pertinentes
La violence, la perversion et la lubricité d’Arnolphe dans L’École des femmes, assez implicites et comme mises en sourdine dans le texte de Molière, se manifestent sans ambages et de façon brutale même ici. Arnolphe poursuit Agnès (Chloé Giraud) fréquemment dans des courses effrénées, la bat à coups de serviette, l’attrape dans des postures peu équivoques… Il pratique aussi l’onanisme jusque dans ses rêves – il s’endort en effet au moment où Agnès lui fait, à sa demande, lecture des règles du mariage –, jusque sur sa chaise-pot d’où il converse, tranquillement, avec sa pupille. Ses lapsus (« habile » est systématiquement remplacé dans sa bouche par « à bite ») et les douches froides qu’il prend régulièrement achèvent de le peindre en obsédé sexuel aux mains duquel Agnès n’est qu’une chose, qu’un objet. On pense alors à l’histoire de Molière lui-même et l’on se dit qu’il n’y a pas de regard plus cruel que celui que l’on se jette à soi-même. Cette violence n’est pas uniquement celle d’Arnolphe, en outre, mais plus globalement celle que les hommes exercent sur les femmes. La fin, inspirée sans doute de la dernière mise en scène de Jacques Lassalle de L’École des femmes, montre une Agnès assez hésitante voire récalcitrante à rejoindre Horace (Lucas Delesvaux), son amant et désormais promis : la liberté conquise en l’aimant à la barbe d’Arnophe semble s’évanouir aussitôt qu’Horace lui est imposé comme époux.
Dans Tartuffe, le personnage éponyme est ici plus homme que démon ; rien n’est fait pour le distinguer particulièrement comme c’est le cas dans la mise en scène de Bondy où Micha Lescot joue un Tartuffe ventripotent, excessivement malsain et peu accorte. S’il n’est pas dépourvu de magnétisme, il ne jette pas dans l’ombre les autres personnages dont les personnalités apparaissent plus affirmées qu’à l’accoutumée (la filiation par la colère entre Mme Pernelle, Orgon et son fils saute ici particulièrement aux yeux par exemple). Cela contribue surtout à mettre davantage au premier plan Orgon (Thomas Tressy), ce personnage sans la naïveté duquel Tartuffe est sans pouvoir sur la maisonnée et dont tous – ou presque – se chargent d’ouvrir les yeux sur l’hypocrisie patentée de son hôte. Il est ici si perdu qu’il est bien le seul à demander le texte au souffleur et que le spectateur le perd lui-même de vue dans la fameuse scène où Elmire (Marion Couzinié) le cache sous la table – au moment où Tartuffe soulève la nappe de la table, il a effectivement disparu et ne réapparaîtra que par mégarde, semble-t-il. Cette scène sur fond de magie est l’un des moments les plus réussis et surprenants de la pièce.
Les mises en scène de Dom Juan et du Misanthrope restent dans la même veine que celle de Tartuffe, avec des protagonistes sans affectation, qui pourraient presque être de simples quidams. On fait ainsi entendre autrement des textes bien connus en laissant plus de place aux personnages dits secondaires et à la simplicité, ce qui n’empêche pas l’inventivité. La scène du pauvre dans Dom Juan parvient ainsi à nous étonner : Francisque (Michaël Comte) se présente effectivement nu comme un ver et cette nudité nous apparaît justifiée – ce qui n’est pas rien – et drôlement ! « Il y a des voleurs ici autour », « Eh ! prie-le qu’il te donne un habit », ces remarques de l’ascète et de dom Juan prennent de fait un tout autre sens dans pareille situation. Les dernières répliques d’Acaste dans Le Misanthrope (v. ci-dessus) sont aussi mémorables, qui nous « chantent » un « imagine » plus boobaesque que lennonien.
Les bémols
Les débuts des pièces sont assez poussifs dans l’ensemble, qui montrent aussi combien Molière usait voire abusait des longues tirades dans les expositions de ses comédies. De nombreux metteurs en scène rivalisent d’ingéniosité pour qu’elles nous soient moins longues, apportant le comique où on ne l’attend pas, faisant diversion, transformant le spectateur en destinataire premier du propos pour l’impliquer, etc. Ici, rien de tout cela. La parole, laborieuse et quasi mécanique, fait récitation avant d’être heureusement plus naturelle et vivante.
On pourra regretter aussi que la subtilité ne soit pas toujours au rendez-vous, notamment dans les références sexuelles, un peu trop nombreuses et surtout bien trop souvent soulignées sinon surlignées. C’est particulièrement le cas, on n’en sera pas surpris, dans L’École des femmes et dans Dom Juan où les frères d’Elvire semblent davantage brandir leur sexe que leur épée. Ils sont certes « mignons » et vont dans le sens d’une lecture que Molière aurait pu lui-même avoir de ces hommes aux multiples manières, lui qui a sillonné pendant plus de dix ans les campagnes de France et de Navarre, mais on verse ici dans le potache brouillon et sans réelle saveur.
Ce texte donné au public procède enfin de la fausse bonne idée, plus d’un spectateur se plaisant à suivre, avec lui, la pièce. Les pages qui se tournent et se froissent au même moment donnent à tous l’effet de parcourir un livre, plus interactif et 3D que jamais, mais un livre quand même. L’impression d’assister à un filage ou à une répétition est quelque peu désagréable par ailleurs. Le texte est indéniablement remis au cœur du processus mais aux dépens de la scène, ce qui est dommageable.
Si l’on ne ressort pas tout à fait transporté de ces Molière de Vitez, la mise en scène de Gwenaël Morin et la belle énergie des comédiens font souvent mouche, nous donnant le plaisir du jeu et le plaisir d’entendre résonner différemment à nos oreilles les textes de Molière.