© Tristan Jeanne-Valès
Et Lambert-wild parut, Pierrot rêveur ès cirque,
Pour rendre au Richard III du grand Will, sa splendeur
Lyrique et cynique. Beauté joyeuse horreur.
Fébrile, fiévreuse, l’humanité tragique !
À la mise en scène très réussie de ce Richard III : Jean Lambert-wild, Élodie Bordas, Lorenzo Malaguerra, Gérald Garutti, Jean-Luc Therminarias et Stéphane Blanquet… soit six personnages en quête d’une œuvre, qui conjuguent leurs talents pour dire au plus juste la tragédie de Shakespeare et ce qu’ils sont eux-mêmes. C’est dès lors un spectacle tout à fait personnel et singulier que compose ce sextuor, une partition bien orchestrée qui nous met au cœur de l’humain dans tout ce qu’il peut avoir de cruel et de charmant (il faut ici penser au sortilège plus qu’au prince…).
Loin de la classique noirceur scénographique des Richard III présentés sur les scènes de France et de Navarre, une noirceur rendue par une plongée dans l’obscurité, le plus souvent, comme chez Thomas Jolly par exemple, ou encore par la plus inattendue mais non moins manichéenne blancheur clinique d’un Ivo van Hove, nous baignons ici dans un environnement de couleurs vives propres à révéler, non pas la folie bien trop terne de l’ordinaire, mais celle du théâtre de tréteaux, du cirque et de la fête foraine, celle du tourbillon de la vie en somme, fantasque, joyeuse, jubilatoire autant que redoutable. Les costumes et accessoires, les décors de stands et d’attraction se déploient au fil des scènes dans un grand barnum à vrais ressorts, aussi comiques que tragiques, pour le plus grand plaisir de nos yeux, de nos sens et du suspense (pas de trêve des confiseurs !). On retomberait presque en enfance si la pièce ne nous sortait tout à fait de l’insouciance par le caractère monstrueux de l’homme qu’elle exhibe.
Si le drame se noue dans le rire et dans une forme certaine de détachement, Richard III (Jean Lambert-wild), en grand bateleur et bonimenteur hâbleur, n’en apparaît pas moins ignoble et féroce cependant, sous ses dehors parfois nonchalants. Il n’en est même que plus glaçant tant la dimension ludique de la mise en scène semble inspirée d’un « Du pain et des jeux » terrible : le spectacle du monstrueux n’est pas seulement donné sur scène ; il est, comme dans une arène au temps des gladiateurs, aussi représenté dans et par le public. Pris aux jeux de ce cirque – celui des acteurs ainsi que ceux qu’offre la foire à coups de stands de tir et de mailloche –, les spectateurs, fascinés sinon fascisés, sont comme emportés dans l’élan destructeur et sadique du personnage éponyme. Ils se battraient presque, sans cette timidité – pour certains – à laquelle on les a habitués et qui les maintient assis sur leur chaise, pour obtenir ses faveurs, ces quelques friandises qu’il lance à la volée, ou pour monter sur scène et abattre, avec lui et sous son impulsion, des têtes, le plus de têtes possible… et l’on se surprend à se réjouir de voir le joueur émérite faire preuve de dextérité quand il atteint sa cible ou à se désoler d’une balle perdue quand il la rate. Cette capacité d’enrôlement (manifeste quand on voit un jeune spectateur se lever, tout près d’emboîter le pas à Buckingham – Élodie Bordas – qui demande qu’on le suive dans ses trahisons) peut créer le malaise mais un malaise salutaire qui nous permet de réaliser que le monstre n’est pas toujours l’autre et qu’il reste tapi en nous (le film de Dennis Gansel, La Vague, démont(r)e magistralement ce mécanisme d’embrigadement). On pourra objecter la conscience que tout ceci, c’est du théâtre, du cirque, de la foire… Vraiment ? Si le théâtre est jeu, il est aussi enjeu, tout miroir de la société qu’il est, et ce théâtre-ci nous travaille encore bien longtemps après que le rideau est tombé, d’autant que Richard III n’est pas tant l’autre qu’un double ici, voire un alter ego, notamment par le choix de faire d’Élodie Bordas, l’unique partenaire vivant de Jean Lambert-wild.
© Tristan Jeanne-Valès
Élodie Bordas joue effectivement tous les autres rôles de la pièce à quelques hologrammes près : la femme, la mère, le frère, le second, l’ennemi de Richard III. On pourrait malignement voir dans cette distribution atypique des motivations financières plus qu’artistiques, des restrictions budgétaires qui pousseraient à des économies drastiques mais qui participeraient opportunément, dans le même temps, de cette esthétique du théâtre de tréteaux proposée par nos six metteurs en scène ; on y verra plutôt le choix assumé de la justesse et de la pertinence. Si la comédienne crée et habite de façon prodigieuse autant de personnages et démontre par là ses talents d’actrice, on perçoit bien, par le jeu des postiches relativement grossiers pour la faire passer d’un rôle à un autre, qu’elle garde son unité en tant que personna. Cette représentation singulière du pluriel offre un fascinant face à face entre Richard III et nous ; Élodie Bordas se fait en quelque sorte, dans sa polyvalence, un relais du spectateur et de l’humanité toute entière ; dans sa diversité de sexes, d’actions, de points de vue, etc., elle, c’est « on » ! Elle confère ainsi à cette humanité un rôle prépondérant et plus second. Or – et c’est là que réside le tragique de l’affaire –, c’est toute l’humanité qui s’incline devant Richard III, lui-même compris, qui devenu faible dans son armure en porcelaine (de Limoges !), meurt sans doute de s’être trop écouté et séduit.
© Tristan Jeanne-Valès
Cette armure en porcelaine n’est pas si accessoire qu’on pourrait le croire. Elle dit à elle seule la beauté de l’art qui rend visibles et sublime les fragilités et faiblesses de l’homme pour mieux les dénoncer ou, à défaut, les apprivoiser. Le travail sur la musique, sur le visuel (le final de la pièce est, à cet égard, sublime), sur le texte via sa traduction, sur les personnages (des enfants barbes à papa au Richard III Pierrot sanguinaire), sur le phrasé, la gestuelle, l’expression, tout ce travail, qui tient à l’artisanat tant il est soigné et pensé dans les moindres détails, est remarquable qui manifeste aussi bien la charge poétique des vers shakespeariens que leur charge politique et qui fait éclater ce que l’œuvre du dramaturge anglais a de plus exaltant et de plus repoussant. L’esthétique et l’art de vivre du cirque dont se réclamait déjà Blaise Cendrars pour « enseigner » son art dans son « Académie Médrano » font merveille ici, donnant la complexité nécessaire au roi fratricide pour rappeler l’homme en lui et, partant, le monstre en nous. La scénographie est de fait superbement foisonnante mais trouve également son unité et sa profondeur sur scène et hors scène dans la richesse et la simplicité de cette relation qui s’instaure entre nos deux comédiens et dans l’interaction voulue entre eux et le public via cette dynamique de cirque et fête foraine. S’il est sans doute difficile d’entrer dans un tel spectacle, tant il semble inédit et nous sort de notre zone de confort, ces sentiers battus et rebattus, ce déjà-vu qui tranquillise, quel plaisir, malgré tout, de goûter à quelque chose de nouveau et de beau !
On aime ce spectacle empli de poésie
Qui sans facilité ou déni imbécile
De la réalité empassionne le vil
Et le porte si bien au pays Fantaisie.