© Jean-Baptiste Bellon
Angelus Novus fourmille d’idées et de bonnes intentions mais celles-ci ne pavent pas moins, sinon un enfer, du moins un chemin de croix pour le spectateur. Le metteur en scène Sylvain Creuzevault avait su nous séduire avec Le Père Tralalère et Le Capital et son Singe, deux spectacles dérangeants, surprenants, pleins d’un cynisme et d’une noirceur superbement jubilatoires ; l’exubérance et l’extravagance de ces deux pièces passaient alors pour du lyrisme et de l’enthousiasme d’esthète, comme on les trouve chez Olivier Py. Dans Angelus Novus, ces ingrédients, si piquants, ne font pas recette et constituent un plat bien peu digeste – étouffe-chrétien serions-nous même tentés de dire pour filer la métaphore religieuse. Bref, le metteur en scène déçoit cette fois et ses acteurs fétiches aussi.
Le spectacle est pourtant d’une densité incroyable. La pièce entrecroise effectivement plusieurs histoires (celle d’un père chercheur et de sa fille, celle encore de son ex-femme, une scientifique émérite remariée à son meilleur ami, un musicien qui tourne en dictateur, celle enfin de leur histoire commune et de leur devenir particulier) ; elle superpose en outre plusieurs dimensions, entre la réalité des hommes et celle de leurs doubles démoniaques, et multiplie les sources d’inspiration, aussi bien littéraires (Dante, Goethe, Boulgakov…) que philosophiques et picturales – le titre est assez édifiant à cet égard, qui fait référence à un tableau de Paul Klee, lui-même commenté par Walter Benjamin, philosophe et historien de l’art. Sylvain Creuzevault nous plonge en quelque sorte dans un Matrix théâtral où il est question pour chacun de choisir ou refuser de vivre en toute conscience pour espérer s’accomplir pleinement. Le propos est ainsi riche et foisonnant mais l’est sans doute bien trop car hors ces grandes trames, il est à la fois peu lisible et subtil. On ne glisse pas d’une histoire à l’autre, ni d’une dimension à l’autre, ni d’un univers esthétique à l’autre mais on croit plutôt tomber de Charybde en Scylla tant le diable, lui, sait s’immiscer dans les trop nombreux détails qui farcissent la pièce et finissent par gaver, à proprement parler, le spectateur. On suit ainsi avec peine les fils de ces diverses intrigues puis on ne les suit qu’à peine en raison des scènes trop longues qui répètent et diluent ad nauseam un principe bien compris mais mal porté par les acteurs – nous y reviendrons – comme celui des disputes et du va-et-vient perpétuel entre deux cellules familiales dans les premières scènes ou encore celui, dans la dernière partie du spectacle, d’une tête de cantatrice suspendue dont le chant, qui ne parvient pas à nous charmer tout à fait, ne semble pas émaner d’elle. Face à un verbe haut bien souvent verbeux et délirant, les monologues plus intimistes de certains personnages (Marguerite Martin en particulier, incarnée par Servane Ducorps) constituent des plages de repos et de respiration trop rares même si le silence trouve aussi sa place dans la pièce et peut donner également lieu à de très beaux moments – on pense à ce tableau liminaire où le masque du démon tombe, à cette scène de l’abattoir qui revisite avec beaucoup de poésie et d’intensité l’épisode biblique du sacrifice d’Abraham, à cette forêt que l’on parcourt ou à cette femme-papillon qui déploie ses ailes au milieu d’un salon. L’ensemble (plus de trois heures de spectacle) manque toutefois de souffle et d’élan ; on peut l’imputer au rythme imprimé à la pièce qui, soit trop rapide, soit trop lent, n’est que rarement le bon et achève de rendre confus un propos déjà sans grande tenue ni ligne directrice forte et compréhensible ; on peut également l’imputer aux comédiens.
La distribution a effectivement plus que sa part de responsabilité dans l’absence d’engouement du spectateur pour cet Angelus Novus. Si l’on excepte, parmi les acteurs interprétant des personnages de premier plan, Servane Ducorps, le jeu des comédiens nous laisse un sentiment d’improvisation non maîtrisée et brouillonne et nous empêche, partant, d’adhérer au projet de Creuzevault. Leur prestation paraît souvent empruntée et mal assumée. À les voir, ils n’y croient pas. Ils ne suscitent ainsi aucune empathie ni aucun véritable intérêt pour les personnages qu’ils incarnent et l’on s’ennuierait terriblement si le terrain de jeu conçu par Jean-Baptiste Bellon n’attirait autant l’œil. Sa scénographie, avec notamment ce jeu de panneaux mobiles et de cadres plus ou moins fixes, apparaît finalement plus expressive que les acteurs, et semble mieux dire que le jeu et les répliques de ces derniers, la manière dont se compose, se recompose et se décompose la société, la manière dont se construit, se déconstruit et se reconstruit un individu. De fait, ces panneaux et ces cadres servent aussi bien la dynamique de la pièce quand ils redistribuent l’espace scénique (on pense ici à A Floresta que anda de Christiane Jatahy) que son esthétique quand ils se font écrans de cinéma ou miroirs pas si déformants que cela de la réalité en révélant ou projetant le décor et son envers. La deuxième partie du spectacle, rendue plus contemplative par une musique et des silences davantage prégnants, laisse éclater toute la poésie de cette scénographie. Dommage qu’elle ne soit pas mieux habitée par les personnages et que l’action, alentie exagérément, y soit trop terne, trop froide et quasi sans âme malgré les quelques belles trouvailles (le satyre, les ailes déployées du papillon, le chant final).
À l’image de ces plantes luxuriantes qui sans tuteur ni taille régulière forment rapidement des massifs impénétrables, Angelus Novus est un spectacle si prolifique qu’il en devient une pièce hermétique devant laquelle le spectateur trouve, en quelque sorte, porte close. Les « dérapages » auxquels Sylvain Creuzevault nous avait accoutumés jusque là ne sont guère contrôlés ici et l’on s’accommode mal de sa proposition qui se veut novatrice mais qui, très inégale, n’est, à bien considérer, qu’un patchwork de tissus trop lâches et mal cousus ensemble, un patchwork qui n’a pas même le charme ni tout à fait le drôle, ni le panache surtout d’un habit d’Arlequin.