© Brigitte Enguérand
Christian Hecq et Valérie Lesort montent Vingt mille lieues sous les mers, le célébrissime roman de Jules Verne, et c’est une réussite ! Si le titre ne s’écrit plus en toutes lettres dans cette adaptation théâtrale, l’esprit y est ! Ils parviennent effectivement à restituer sur scène tout le sel du récit – et ce n’est pas peu ! –, aussi bien sa part de rêve, par la grâce notamment de ces marionnettes très habilement conçues et manœuvrées pour figurer les fonds marins, que sa part d’aventures du fait d’un séquençage des épisodes clés intelligent et bien rythmé par l’entrain des comédiens et le registre comique. Christian Hecq et Valérie Lesort ont certes choisi de distiller dans leur 20 000 lieues sous les mers un humour peu patent dans le texte originel mais ce drôle nous divertit à plein sans occulter pour autant, et c’est bien là l’essentiel, la part sombre de l’œuvre avec ce regard peu amène porté sur l’homme, sans taire non plus cette dimension encyclopédique lisible dans cette aspiration de Verne à promouvoir le savoir et le plaisir de la découverte. La visée didactique du roman n’est ainsi pas oubliée dès lors que cette capacité d’étonnement chère à Platon se manifeste chez les personnages mis en face d’espaces et de personnes inconnus. Populaire au sens le plus noble du terme, ce théâtre-là réunit bien des qualités : il s’adresse à tous, non pas tant parce qu’il offre plusieurs niveaux de lecture et peut convenir aux gens de sept à soixante-dix-sept ans selon la formule consacrée mais tout simplement parce qu’il est beau et réjouissant sans rien céder à l’exigence.
Comment, de fait, ne pas tomber sous le charme de ce théâtre à la poésie très artisanale et diablement efficace ? Les fils des marionnettes sont tirés sans que cela ne se voie, même au premier rang, et l’on se croit parfois devant un film d’animation conçu sans vidéo. Cette absence de technique numérique, visible du moins, constitue à elle seule un bain de jouvence dans cette course à la modernité technologique lancée sur les scènes de France et d’ailleurs ; on retombe effectivement très vite en enfance devant ce théâtre « à l’ancienne » (ne nous y trompons pas tout de même, c’est bien un théâtre d’aujourd’hui avec des techniques d’aujourd’hui), plein de tiroirs et de ressorts à l’image de la scénographie du dernier spectacle de James Thierrée, La Grenouille avait raison, ou encore celle de ce Richard III – Loyaulté me lie orchestré par le sextuor Lambert-wild / Bordas / Garutti / Therminarias / Malaguerra / Blanquet. Le spectateur se retrouve ici à rire et à sourire comme ces enfants devant le théâtre de Guignol dans Les Quatre cents coups de Truffaut ou les badauds du Molière d’Ariane Mnouchkine devant le théâtre de tréteaux façon Commedia dell’arte ou encore – filons la référence – devant la chaise et le châle, jeté négligemment sur les épaules, d’un certain Philippe Caubère dans La Danse du diable ou Le Bac 68. Il faut dire que la vie sous-marine est reconstituée avec une vraisemblance proprement invraisemblable, tout à fait en phase avec l’imaginaire que seule la fiction est capable de développer et de rendre réel. Le soin du détail est par ailleurs poussé sur tous les plans pour une meilleure identification aux personnages et une plus grande immersion dans leur histoire et dans leur vie. La scénographie d’Éric Ruf, pleine de malice, regorge en effet de trouvailles ; on pense ici à ce rideau de scène figurant la coque du Nautilus, à cette présence-clin-d’œil, à l’intérieur du sous-marin, d’un poisson rouge dans son bocal ou encore à ces manettes et interrupteurs dont l’actionnement réserve bien des surprises. Les marionnettes sont quant à elles des personnages à part entière que l’on arrive à individualiser au gré de running swimming gags qui dessinent leur caractère aussi bien que leur allure. Les comédiens à qui elles tiennent la dragée haute ne se laissent pas toutefois voler la vedette (ce sont d’ailleurs eux qui en tirent les ficelles) : Thomas Guerry, en « bon sauvage », fait une entrée mémorable sur la scène du Français ; Noam Morgensztern confirme le potentiel comique qu’il avait déjà manifesté avec éclat dans Georges Dandin / La Jalousie du Barbouillé et, de façon plus fine, dans Vania ; Benjamin Lavernhe réaffirme lui toute l’étendue de son talent – il joue ici remarquablement la candeur benoîte de Conseil comme il a pu parfaitement interpréter la morgue précieuse et arrogante du marquis Clitandre dans Le Misanthrope ; Christian Hecq en capitaine Nemo, Nicolas Lormeau en professeur Aronnax et Christian Gonon en maître harponneur démontrent leur métier et leur statut de sociétaire ; quant à Cécile Brune, si elle n’est pas présente sur scène, sa voix de narratrice est toujours aussi agréable à écouter, comme c’était déjà le cas dans la mise en scène de Fables de La Fontaine proposée par Bob Wilson il y a quelques années salle Richelieu — on regrette cependant, et c’est là le seul bémol qui sera exprimé concernant cette pièce, que le théâtre ne se soit pas complètement affranchi du récit en ne se dispensant pas de ces passages contés même si l’intention, tout à fait légitime, était peut-être ici de rappeler le genre initial de l’œuvre jouée et de lui rendre hommage.
20 000 lieues sous les mers a obtenu en 2016 le Molière de la Création visuelle et ce prix est amplement mérité. Ce spectacle est en effet une très belle fenêtre ouverte sur un monde que l’on doit avoir la curiosité d’explorer et la volonté, surtout, de préserver dans toute sa diversité sous peine de repli délétère sur soi et de privation de liberté. Ce monde, c’est aussi bien celui qui nous environne au quotidien, autrement dit notre réalité, que celui du théâtre – et plus largement de la littérature, de la fiction, de la culture… – qui adoucit et transfigure ce réel au quotidien.