Le Bac 68

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© Arnold Jerocki

Dans Le Bac 68, on retrouve chez Philippe Caubère cette prodigieuse capacité à incarner différents personnages, d’un simple accessoire mais surtout du geste, de la voix, du regard, cette capacité à créer des lieux, une ambiance, une atmosphère, cette capacité, en somme, à conter-figurer qui impressionne toujours dans ses seul en scène et en particulier dans La Danse du diable dont ce spectacle peut être considéré comme le spin-off. On y retrouve effectivement, égaux à eux-mêmes, les mêmes protagonistes ; c’est ainsi qu’on fait d’emblée irruption, au début de la représentation, dans la chambre de Ferdinand, cette chambre de tous les possibles et de tous les fantasmes dans La Danse du diable. Claudine, la mère, y entre avec ce fracas qu’on lui connaît, cette langue vitupérante et volontiers vipérine tout autant qu’aimante et inquiète. S’il y a moins de personnages ici que dans La Danse du diable et par voie de conséquence moins de cet aspect virtuose que des métamorphoses, nombreuses, successives et rapides, manifestent quand elles sont réussies, on évite l’écueil du statisme et du linéaire par cette verve du personnage maternel qui, poussé par le fil de sa pensée trouble et nostalgique, crée du mouvement dans l’histoire qui nous est racontée et ce, dans une circularité assez exceptionnelle qui, par le jeu des associations d’idées, nous font aller du poignet droit musclé de Ferdinand par excès d’onanisme au Général de Gaulle, de l’ouverture aussi particulière que difficile de la vitre de la Dyane à un oral de baccalauréat épique, une circularité qui n’empêche pas des collusions terribles et drôles à la fois comme cette évocation des franches rigolades de Claudine et de sa sœur, gamines, sous l’Occupation.

Philippe Caubère a non seulement le sens de la scène mais également, en bon démiurge, omnipotent et omniscient, celui du hors-champ, jouant de ce que nous voyons, ne voyons pas et devrions voir, imposant à notre vue l’invisible comme lorsque Claudine s’interroge sur les déplacements subits de son fils ou le rétrécit dans un mode cartoonesque, Le hors scène n’échappe pas non plus à l’acteur : le public qu’il apostrophe, interpelle, prend à témoin, décrit et décrie aussi (les lettreux, professeurs et bobos se reconnaîtront) fait partie intégrante du spectacle. Malgré les disparités générationnelles des spectateurs, Caubère crée du lien et une mémoire commune, l’ancien apparaissant criant d’actualité ; il parvient à parler aussi bien aux fidèles spectateurs de ses trente-cinq années de bohème qu’à ceux qui le découvrent pour la première fois, notamment parce que les degrés de lecture et de compréhension de n’importe quelle allusion sont nombreux et font tous mouche dans le registre satirique à l’instar de sa façon de triturer les noms de Mnouchkine et de Soljenitsyne qui peut traduire l’humour de la déformation bête et méchante comme celui de l’autodérision et de la critique de l’inculture. Hors ce sens de la scène, du hors-champ et du hors scène, c’est son sens de l’humour que Caubère met éminemment en avant dans ce Bac 68 mais c’est peut-être là le seul défaut du spectacle, s’il en est.

La fureur de rire qui traverse ce spectacle et rallie tout le monde met effectivement à l’épreuve nos zygomatiques, les rudoie peut-être trop, les épuise même au point que les spectateurs se figent et fatiguent en hommes et femmes qui rient. Philippe Caubère nous laisse en effet à peine le temps de souffler et surtout de bien cerner l’envers du décor, la gravité derrière le léger voire le graveleux, la poésie et la mélancolie de ces histoires du temps passé qui, réanimées sous nos yeux, semblent n’avoir qu’anticipé plutôt que construit positivement notre présent… Il n’est qu’à voir où mènent certaines révolutions et à quoi on peut, assez malicieusement, les réduire (trois semaines de levers matutinaux de jeunes gens et l’ignorance crasse qui revendique le bac pour n’évoquer ici que les aspects les plus légers). On aurait aimé ressentir, de façon plus consciente, des émotions plus variées ; on aurait aimé davantage de silences, de respirations et de soupirs pour laisser davantage libre cours à notre imagination dans cette création si précise et riche que nous offre Philippe Caubère. Mais il est vrai qu’à ce degré de magistral, on en vient vite à demander le beurre, l’argent du beurre et… ce à quoi on pourrait, à très juste titre, opposer un « que demande le peuple ? ».

Bref, on aime !

Spectacle joué du 4 octobre au 19 novembre 2016 au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet. Pour les dates de la tournée, c’est ici.

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