Situation rooms

© Jörg Baumann

Avec Situation rooms, Rimini Protokoll parvient à nous faire vivre une expérience tout aussi inédite que ludique et riche.

Il y a tout d’abord ce qui se passe avant, avant que l’on pénètre l’enceinte des Amandiers, avant d’être face à ce qui n’est pas une pièce mais se révèlera plutôt être un « théâtre des opérations ». Bref, que l’on sache ou non ce qui va s’y produire, il y a cette angoisse mêlée d’excitation qui nous saisit. Le « protokoll » l’exige : nous devons nous présenter une demi-heure à l’avance avec une pièce d’identité. Dans le contexte politique général, avec un plan vigipirate à son niveau le plus élevé, il n’en faut pas plus pour monter en pression. Nous devons également être vingt participants, c’est la condition sine qua non pour que le spectacle ait lieu et c’est déjà nous responsabiliser mais surtout nous condamner à être actif. À vingt, on ne pourra se cacher nulle part.

Ensuite, il y a cette entrée dans les Amandiers qui perturbe nos repères. Loin de trouver la foule habituelle, on a un espace blanc, clinique, vaste et désert. Là encore, un protocole est imposé : on doit présenter notre billet pour obtenir un badge. Nous entrons dès lors clairement dans un espace sécurisé et le spectacle a sans doute déjà commencé avec cette impression d’être entré dans un laboratoire sans savoir si nous allons mener l’expérience ou la subir…

L’entrée dans la salle nous déstabilise un peu plus. Toujours ce désert mais dans les gradins cette fois. Dirigés par le personnel du théâtre, nous traversons ce nouvel espace vide, celui où nous avions coutume de nous asseoir et de voir des gens assis. Là, personne. Le silence. Sur la scène, vue surplombante du plateau de « jeu » qui peut au choix faire penser à un bunker, à un plateau de télé-(réalité ?), à un village très particulier.

Les vingt participants enfin réunis, on nous invite à déposer nos affaires dans des casiers à ciel ouvert, imposant un principe de confiance jamais vu par ailleurs, serions-nous donc dans le même bateau ? Sur des tables, vingt iPad numérotés de 1 à 20. Le choix se fait un peu au hasard, au plus près, au numéro fétiche. On nous explique alors les règles du jeu, un jeu de rôles – sentiment de responsabilité redoublé garanti – et l’on se rassure aussi comme on peut, ce n’est qu’un jeu. Un numéro apparaît sur notre iPad, c’est celui de la porte devant laquelle notre aventure va commencer. Mais qu’allions-nous faire dans cette galère ? se surprend-on à penser.

À vos marques ? Prêts ? Feu ! Partez !

Le jeu peut très vite virer au cauchemar selon le parcours et les personnes que l’on doit incarner. Se mettre dans la peau de quelqu’un qui manie une arme et a fortiori dans celle d’un enfant soldat peut être très éprouvant. Le simple fait d’être téléguidé par des instructions venues d’ailleurs et de voir les autres participants en faire autant (ou pas) est également assez violent. Cette injonction du bien faire pour les autres et pour soi, afin que tout le monde puisse voir correspondre ce qui se passe sur l’iPad et ce qui se passe en direct peut être aussi diversement apprécié parce qu’elle fait de nous, dans une vision certes extrême, des marionnettes bien dociles ou altruistes ou encore des rebelles égoïstes et irresponsables. L’écran et le casque, nous faisant entrer dans l’univers du jeu vidéo en réseau, nous mettent en outre à distance de notre environnement réel, environnement que l’on n’a pas le temps de regarder, d’écouter, d’interroger. On a de fait souvent le sentiment d’errer comme des zombies dans ce qui se rapproche pour nous d’un labyrinthe de surcroît et que l’humain s’est perdu dans cette haute technologie, un sentiment d’autant plus fort que l’attention portée à l’iPad ne nous permet pas toujours d’être à l’écoute des témoignages et discours des personnages que l’on habite, discours et témoignages qui finissent parfois par n’être qu’une vague musique d’ambiance.

Il y a tout de même un travail très intéressant dans cette réécriture du « je est un autre » et dix autres même ici. Ils sont moi et eux en même temps (ils conservent leur enveloppe corporelle, une apparence qui se découvre à nous dans des circonstances bien orchestrées) et les alter ego se démultiplient au fil des rencontres avec les dix-neuf autres participants pris dans le même jeu de miroir – l’iPad au manche de bois symbolise lui-même ce miroir. Ce dispositif identificatoire, même imparfait pour les raisons évoquées plus haut, crée tout de même un lien fort avec ces personnes atypiques et bien réelles dont l’histoire nous est racontée. Il nous fait comprendre les apories et travers d’un monde globalisé où les ventes d’armes enrichissent les uns, mettent en danger de mort les autres, les plus pauvres, et indiffèrent les intermédiaires à l’instar de ceux qui conçoivent par exemple les pièces qui, une fois assemblées, deviendront des armes. Il y a aussi, heureusement, ceux qui se révoltent, ceux qui luttent mais qui semblent n’être que des moulins à vent. Le « heureusement » est dès lors essentiel parce que notre responsabilité, toujours en alerte (si l’on ne suit pas les instructions de l’iPad, on comprend vite qu’il y aura des répercussions sur les autres), se comprend magistralement à la fin : tous rassemblés à nouveau autour d’une table, on peut se regarder, assumer nos responsabilités et agir en se demandant, collégialement, que faire.

Si le jeu de rôles peut n’être pas si drôle, il offre une expérience unique et une prise de conscience qui nous travaillent longtemps une fois la sortie regagnée. Frustré de ne pas avoir tout saisi, on repartirait finalement bien pour un tour.

Situation rooms s’est installé aux Amandiers de Nanterre du 24 janvier au 15 février 2015. Pour connaître les dates de sa tournée austro-allemande, c’est ici !

 

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